Science-fiction et soldats de l'An II

 « Dès que tu avances sur le chemin, le chemin apparaît ». Rûmi

Est-il possible de prévoir l’avenir ? En termes d’âge, la minorité a vocation à devenir majorité, comme l’enfant a vocation une fois adulte, à jouir pleinement de ses droits. Mais le progrès est-il toujours linéaire ? Dans la vie les droits sont aussi souvent des devoirs et dans le monde actuel, les mots ne disent plus toujours la vérité. Souvent même, ils n’ont plus vraiment de sens.   Dans son roman 1984 publié en 1949, Orwell inventait des slogans qui pouvaient même apparaître absurde : « La paix c’est la guerre ». Mais ne doit-t-on pas aussi « Préparer la guerre pour avoir la paix » ?

En démocratie, longtemps le jeu des alternances politiques semblait laisser espérer aux oppositions d’hier, les majorités du lendemain, ce qui rendait parfois bien paresseux certains politiques. Mais des leaders aussi inquiétants qu’improbables commencèrent à apparaître. Il n’avait pas non plus été prévu de voir réapparaître certaines idéologies. Et pourtant !

Dans son roman 1984, Orwell décrivait un monde totalitaire dans lequel l’idéologie avait finalement triomphé des individus. Il s’agissait alors de dénoncer un totalitarisme, inspiré initialement des modèles socialistes ou fascistes, mais la qualité d’anticipation d’Orwell était telle que sa description semble aujourd’hui encore prémonitoire.

Dans l’univers de 1984, notre planète était alors divisée en trois grands États, appelés Oceania, Estasia et Eurasia, perpétuellement en guerre et se disputant la possession d’un territoire central instable. Ces blocs-états ne sont-ils pas sans rappeler les tensions de plus en plus naissantes entre les empires américains, chinois et l’Europe-Russie, peut-être en devenir.

Au plan international, l'idée d'un monde globalisé avait pourtant fait penser un temps à la fin de l’Histoire. A la fin du XXème siècle, la paix et l’harmonie universelle semblait à portée de mains. Mais le réel a repris le pas et les perspectives se sont assombries. L’Histoire n’a d’ailleurs finalement cure de ces théories et s’il est question de mouvement de balanciers, les cycles qui se succèdent semblent malheureusement fatalement soumis à une dimension tragique. Le chemin de l’avenir se dessine. Il apparaît, mais parfois aussi, nous ne voulons pas le voir. Et pourtant, il nous faut bien avancer.

Aujourd’hui la tendance semble donc être au rassemblement continental et à la construction de grands ensembles, à des marchés économiques, prétendument favorables au développement humain. Mais en cette période de réchauffement climatique, la désertification gagne du terrain, de même que les villages au charme désuet semblent inéluctablement appelés à disparaître au profit de gigantesques villes-monde. Si les frontières n’ont plus forcément vocation à évoluer, les affrontements sont moins visibles, mais ils demeurent bien réels. La guerre économique fait rage. Mais cela relève déjà d’une forme archaïque d’agressivité au temps de la 5G et du Big data.

En termes de droit public, une minorité est un groupement de personnes liées entre elles par des liens, qui peuvent être religieux, linguistiques, ethniques, ou encore politiques, et qui appartiennent à une entité étatique différente de ce qui pourrait ou devrait être leur identité nationale. Au hasard des frontières, il n’est plus toujours bon être une minorité politique. Les Ouigours et les Tibétains par exemple, semblent en savoir quelque chose. Les Kurdes aussi.

Construire l’Europe, c’est ainsi parfois tenter de défaire les nations, comme la Catalogne l’a un temps illustré aux dépens de l’Espagne. Mais Défaire l’Europe, peut aussi impliquer, comme avec le Brexit, de faire resurgir, en Irlande notamment, des fractures régionales que l’on pensait oubliées. Le droit des minorités varie donc parfois curieusement, selon les cas et les états d’appartenance, selon divers textes juridiques comportant des mesures, plus ou moins protectrices des cultures et des langues notamment. De ce point de vue, et les souverainistes ne craignent pas d’agiter cet épouvantail, la France, avec sa langue, son histoire, son identité si forte pourrait-elle finir un jour par être assimilée à une minorité nationale européenne ?

Mais, il nous faut un temps examiner ces questions sur un autre plan. Selon Kant, l’humanité devrait franchir un grand pas en avant si elle n’avait pas peur de son propre entendement « Sapere aude ». La minorité n’est-elle pas initialement minorité religieuse ? L’absence de religiosité génère t’elle forcément un désenchantement du monde ? L’état de minorité est sans doute « l'incapacité de se servir de son entendement entendu au sens du pouvoir de penser « sans la direction d'autrui ». Il faut à ce titre rappeler les slogans de 1984 : « La guerre c’est la paix » déjà cité, mais aussi : « La liberté c’est l’esclavage » et « L’ignorance c’est la force ». Dans le roman, l’idéologie dominante, l’Angsoc (le Socialisme Anglais) prônait l’abandon de l’individualité, du libre-arbitre et de la libre pensée au profit d’un système de « double pensée ». La « double pensée », forme dialectique dévoyée, permettait ainsi d’accepter simultanément deux idées apparemment contraires, ce qui permettait à la figure tutélaire de Big Brother de proférer délibérément un mensonge, puis une vérité, ce qui finissait à force de confusion par annihiler tout esprit critique pour le destinataire du message.

Le roman 1984 anticipe en fait jusqu’au paroxysme les moyens d’oppression qu’un Étatdémiurge pourrait mettre en œuvre contre ses propres citoyens. Dans l’univers d’Orwell, la vidéosurveillance est ainsi permanente et constitue le plus sûr moyen de répression et l’on ne peut à ce niveau que faire le rapprochement avec le développement de la traçabilité numérique, ou encore avec la reconnaissance faciale, finissant par aboutir, comme dans le roman, à la privation de toute vie privée. Il n’est d’ailleurs pas anodin de relever que les ennuis du héros du roman, Winston Smith, interviennent au moment où celui-ci veut commencer à écrire un « journal intime » pour « mettre des mots » sur sa révolte intérieure encore confuse. Plus même que la manipulation mentale, le Parti au pouvoir exerce aussi un contrôle véritablement physique de la population et ainsi, même un tic facial est susceptible de justifier une arrestation : Fiction ou proche réalité ? Comment arbitrer entre liberté d’expression et délit d’opinion ? La police de la pensée et la surveillance peuvent-elles, ou doivent-elle, aboutir à des arrestations préventives ?   Des problématiques récentes ont mis en évidence des interrogations de ce type, lors de passages à l’acte de « fichés S » coupables d’attentats.

Mais des criminalistes, comme Lombroso, privilégiant la « prévention sociale » contre « l’homme criminel » s’étaient initialement fourvoyés avec de telles approches. D’autres auteurs d’anticipation ont également repris ces thématiques, comme par exemple Philip K Dick dans Minority report.

Deux méthodes funestes permettent encore dans le roman de maintenir les citoyens dans une prison idéologique permanente : l’effacement de la mémoire et la destruction de la langue. Ainsi, le passé, comme l’information sont constamment réécrits par le ministère de la Vérité. La destruction du langage est tout aussi remarquablement mise en évidence et initie également une destruction délibérée de la pensée.

Le Parti au pouvoir travaille ainsi sur le langage même. Il crée une novlangue (newspeak) qui a pour but de simplifier la langue en épurant le vocabulaire au maximum. Un philologue, convaincu du bien-fondé de ses recherches explique : c’est une belle chose que la destruction des mots. […] Chaque année, de moins en moins de mots, et le champ de la conscience de plus en plus se restreint. […]. Aujourd’hui, les réseaux sociaux, les sms, les tweets, les émojis ne nous rapprochent-ils pas de ce raccourcissement du vocabulaire et de cette réduction de la pensée ?

Le roman 1984 est ainsi souvent considéré comme un chef d’œuvre de la dystopie, à savoir un récit de fiction dépeignant une société imaginaire, organisée de telle façon qu'elle empêche ses membres de s’émanciper ou d'atteindre le bonheur. Une dystopie est aussi souvent considérée comme une utopie qui vire au cauchemar, une contre utopie. Dans Fahrenheit 451, autre dystopie, un monde en guerre interdit purement et simplement la lecture. Une brigade intervient dans les maisons pour brûler les livres, et ces pompiers d'un nouveau genre ont notamment pour mission de circonscrire les foyers subversifs alimentés par la littérature et la poésie.

Mais la différence entre dystopie et utopie est parfois ténue et le sort des événements ne tient parfois qu’à un fil ou à l’action de quelques résistants, de quelques « soldats de l’an II ». N’est-il pas toujours salutaire de mettre en garde et n’est-ce pas là justement un des rôles de la littérature de science-fiction ? Et les meilleurs livres ne sont-ils pas aussi ceux qui racontent ce que l’on sait déjà ?

Finalement, l’évolution future du monde ne peut-elle passer que par une phase où un Léviathan destructeur opérerait le plan diabolique de la table rase, effaçant toute référence au passé, toute possibilité de réflexion critique, toute forme de diversité ? Devant ces perspectives, peu enviables, qui semblent parfois émerger sous nos yeux, quel peut-être le sort de la culture française, de la langue française ? La globalisation, le « smartphone » et ses « contenus » ont sans doute déjà uniformisé les cultures et l’on voit dorénavant des hommes et des femmes, de toutes origines, adopter en public des comportements étranges et similaires, tels que par exemple parler seuls ou tapoter frénétiquement un écran. Dans ce monde « à matrice unique », les événements deviennent planétaires, le langage se simplifie et l’esprit critique se raréfie. Les traductions sont simultanées, ce qui est d’ailleurs susceptible de donner une actualité toute nouvelle au mythe de Babel. Mais contrairement aux apparences, il semble bien pourtant que l’urgence reste toujours de construire « des ponts entre les hommes ».

Nous autres Français, portons généralement un discours un peu chauvin. Paris est la plus belle ville du Monde et nous n’hésitons pas à faire l’éloge de notre langue comme de notre grandeur passée. Il est vrai que c’est souvent de France que peut souffler le vent d’une révolte ou à tout le moins d’une exigence salutaire. « Les tyrans ne sont grands que parce que nous sommes à genoux » disait La Boétie dans son discours de la servitude volontaire.

Dans l’Histoire du monde, la France et ses soldats de l’an II, se sont justement illustrés, en concevant et en diffusant un projet humaniste qui a indiscutablement rayonné un temps en Europe et dans le monde. La diffusion de la langue, l'enseignement de la culture, restent évidemment des enjeux essentiels si nous ne voulons pas que les dynamiques à l’œuvre ne soient trop destructrices. Certes une langue qui ne crée plus, une langue dans laquelle ne se pensent plus les concepts et les idées du monde de demain est une langue appelée à mourir. Il est aussi sans doute urgent de prendre conscience que, pour demeurer, nous ne pouvons-nous contenter de résister, nous nous devons aussi investir le monde en devenir. La francophonie n'est-elle pas justement, un magnifique outil d’influence pour le futur ? Sur le seul continent africain, du fait de la démographie, l'espace francophone est appelé à être considérablement revivifié, et l’attrait dont bénéficie aujourd'hui l'enseignement du français en Chine, témoignent également d’atouts à faire valoir.

Dans le monde délibérément multipolaire que nous appelons de nos vœux, il revient à chacun d’apporter sa contribution et nous ne saurions évidemment considérer que toutes les cultures du monde ne sont pas en mesure d’apports notables. Disons simplement que « Liberté, Egalité, Fraternité » reste une belle contribution au monde, toujours actuelle, toujours à actualiser : Conscience et éthique de la liberté, pour une émancipation raisonnée, et peux être pour une tentative de redéfinition du projet humain. Egalité, pour restreindre le champ des ressources de manière équitable, pour qu’éloge de la différence ne soit pas déraison ou éloge de la folie. Fraternité, pour une compréhension bien comprise que l’humanité est interconnectée et fragile, et pour mieux vivre ensemble tout simplement.  

Le Projet humaniste, portait notamment une vision novatrice des libertés : libertés publiques, libertés individuelles, mais aussi avec la laïcité, une forme de tolérance aboutie permettant de garantir la liberté de conscience et de croyance des individus. Faisons donc en sorte de garder cette place singulière et n’ayons pas peur de ce que nous sommes, de ce que nous pouvons encore apporter au monde. Dans ce dispositif, notre Langue, notre culture, et au passage notre Maçonnerie libérale, sont appelées à jouer un rôle majeur.

Ce projet humaniste, tel qu’hérité de la révolution française et ses évolutions ultérieures restent donc bien une forme cruciale de résistance, une forme d’objectif vers lequel tendre, à tout le moins, une direction vers laquelle aller, peut-être même une référence ultime qui nous porte au rang d’universalité. Aurions-nous au moins contribué modestement à l’exprimer, et par là même à exorciser les démons oppressifs toujours susceptibles d’être imaginés, de surgir et de nous menacer, que nous pourrions déjà être satisfaits.

Maixent LEQUAIN  

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