L'humanisme de l'avenir

Qu’en est-il de l’humanisme en ce début de 21e siècle ? Le mot humanisme désigne le mouvement intellectuel qui s’est épanoui en Europe au 16ème siècle. Depuis, l’humanisme est compris comme la recherche d’un idéal humain tel que les Humanistes, d’Érasme à Montaigne, avaient cherché à le définir. Après Pic de la Mirandole et Érasme, les humanistes considéraient que l’homme doit se faire lui-même. Ils pensaient que pour devenir plus humain il doit d’abord étudier lui-même l’homme et l’homme qu’il est. Ils proposaient enfin de le former dans sa jeunesse par une éducation « libérale », afin de développer toutes ses potentialités, et pour l’inciter à se prendre en charge lui-même.

Le siècle des Lumières fut une époque non d’innovation, mais d’aboutissement par la maturation des idées humanistes qui  germaient depuis la Renaissance. Les êtres humains pour la première fois de  l’Histoire décidaient de prendre leur destinée en main. Trois composantes peuvent être identifiées dans le projet des lumières : La volonté d’autonomie de l’individu, la finalité humaine de ses actes, et l’universalité des principes sur lesquels doivent reposer les lois régissant la vie en société. L’homme voulait s’émanciper de toute tutelle extérieure ; toute autorité ne pouvait être que naturelle et non surnaturelle. Ceci tendait à produire un monde libéré de la superstition ; un monde que l’on a pu dire : « désenchanté ». À la certitude émanant de la lumière d’en haut, transmise par ses interprètes, se substituaient le doute et les lumières des connaissances de la réalité, la connaissance n’ayant désormais que deux sources : la raison et l’expérience. Cette libération de la connaissance ouvrit la voie à la science et de là à l’éducation sous toutes ses formes, de façon à libérer l’homme. Le combat pour la liberté de conscience et de pensée se prolongea par la demande de liberté d’opinion et d’expression. La société, dans tous ses secteurs, tendait par là à devenir laïque, quand bien même les individus resteraient croyants. L’être humain était désormais accepté dans son entier et dans sa réalité. Leur finalité humaine imposait aux actes la régulation nécessaire. La liberté devait être contenue par l’exigence d’universalité, et le sacré commun s’incarnerait désormais dans les Droits de l’Homme. L’affirmation de l’universalité humaine provoqua l’intérêt pour les autres sociétés, et fit prendre conscience de la différence entre traditions et ordre naturel.

Autonomie de l’être humain, anthropocentrisme, fondement purement humain de la politique et de la morale publique, préférence pour l’argumentation raisonnable au détriment de l’argument d’autorité, ces valeurs des Lumières ont d’abord été rejetées par les religieux et les féodaux pour des raisons idéologiques. Car en effet, c’est l’autorité discrétionnaire des soi-disant interprètes de la pensée de Dieu et celle des prétendus détenteurs d’un pouvoir de droit divin, qui a été mise en cause par l’esprit des Lumières.

Ces valeurs humanistes, doivent aujourd’hui encore être opposées à tous les détenteurs du pouvoir qui seraient tentés d’en abuser, fut-ce au nom de la science !

La morale des Lumières ne découle pas de l’amour égoïste de soi, mais de ce qui est bon pour l’être humain et en même temps bon pour l’humanité. La loi, expression de la volonté du peuple, que les Lumières conçoivent comme règle du comportement civique, a pour référence supérieure la Justice[1]. Le point de départ de la pensée des Lumières est cette volonté d’agir « selon les maximes de son propre jugement[2] », d’être « un philosophe qui, foulant aux pieds le préjugé, la tradition, l’ancienneté, le consentement universel, l’autorité, en un mot tout ce qui subjugue la foule des esprits, ose penser par lui-même[3] ». Tout doit pouvoir être critiqué. Et en matière de morale et de politique, tout doit pouvoir se discuter pour être enseigné. Cela ne signifie pas qu’il faut oublier les traditions, mais qu’il faut les comprendre et au besoin les faire évoluer. « Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières[4]. » La conséquence c’est qu’un peuple fait d’individus pensant par eux-mêmes, voudra prendre en mains son destin, et que la légitimité du pouvoir ne pourra être établie que par la démocratie, en se référant à l’intérêt commun et à la volonté générale.

Avec la morale découlant de l’humanisme des Lumières l’individu devient autonome, il choisit librement sa religion, il a le droit d’exprimer sa pensée dans l’espace public ; enfin, il conduit sa vie privée comme il l’entend. Si la raison, ou disons plus clairement : la logique, n’a pas de valeur morale, car elle peut être utilisée pour le mal comme pour le bien, elle peut toutefois éclairer la conscience sur les conséquences des actions envisagées. Quant à l’autonomie de l’individu, elle a des limites et doit être conciliée avec les conditions de la vie en commun au sein de la société.

Il est vrai toutefois que Sade et après lui bien d’autres auteurs, ont exalté l’individualisme égoïste. Si l’individualisme égoïste détruit la solidarité au sein de la société, inversement, l’autorité collective peut empiéter abusivement sur la liberté individuelle. Condorcet, le premier, a signalé ce danger en parlant de l’école, qui devrait s’abstenir de tout endoctrinement idéologique. Un enseignement que l’élève serait incapable d’évaluer par lui-même et de contester, lui inculquerait des préjugés. Ce serait un attentat contre la plus précieuse des libertés naturelles.

Un autre danger peut menacer la liberté des individus : c’est l’érection d’un culte de l’État par un pouvoir qui dirait au peuple ce qu’il doit penser, que ce soit dans le domaine spirituel, ou dans le domaine économique, ou social, ou autre. Il s’agit donc d’examiner pour les conjurer, toutes les dérives pouvant conduire au totalitarisme. C’est là l’un des aspects de la réflexion à conduire, pour définir ce que devraient être à l’avenir l’humanisme et l’esprit des Lumières, dans un univers mondialisé.

À l’issue d’une longue histoire, où en Europe le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel se sont disputé ou partagé le contrôle des personnes, la Réforme en érigeant l’individu comme contrôlant seul sa communication avec Dieu, a cherché à mettre l’expérience religieuse à l’abri des intrusions du pouvoir politique. À partir de là, ce cadre individuel s’est enrichi de la défense contre l’État comme contre l’autorité ecclésiastique. C’est le sens de la laïcité moderne. La conséquence a été de bien séparer le péché contre sa religion, du délit contre la société ; les lois n’ayant affaire qu’aux relations entre humains dans la cité, indépendamment de toute doctrine religieuse ou idéologique totalitaire. Autre conséquence : l’individu a le droit de s’adresser directement à Dieu, mais aussi à la République, qui lui garantit ses droits et le libère de toute autorité familiale abusive.

Dans une république laïque, appliquant les principes de l’humanisme des Lumières, la conduite de l’individu doit se répartir dans trois sphères : dans sa vie privée qu’il est seul à gérer en totale liberté de conscience, dans la sphère légale où il est soumis aux règles impératives établies par l’État, et entre les deux existe la zone associative, où il se plie de sa propre volonté à des règles particulières, ou à des prescriptions religieuses librement acceptées.

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Améliorer l’être humain pour le rendre plus apte à une vie plus heureuse dans une société plus pacifique et plus harmonieuse, c’est bien là l’objectif que doivent se fixer les humanistes. Et pour améliorer l’homme il faut le connaître ; c’était déjà le point de départ des humanistes de la Renaissance qui voulaient étudier cette merveille qu’est l’être humain ; c’est le premier axiome de la sagesse antique : « connais-toi toi-même ». Depuis la Renaissance et même depuis le siècle des Lumières, la connaissance de l’être humain a fait des progrès considérables ; l’humaniste d’aujourd’hui doit donc en tenir compte pour se connaître lui-même et connaître ses semblables.  Et pour connaître l’être humain et se connaître soi-même, il faut s’intéresser à l’histoire de l’homme à ses origines et à son évolution.

Le cerveau, au moyen duquel nous pensons, recèle-t-il aussi ce qui nous fait penser ? Il s’agit de savoir si la pensée est le produit du cerveau agissant comme interprète du corps, ou bien si le cerveau n’est que l’interface entre un esprit immatériel et le corps. Une réflexion sur l’humain, à partir de ce que peuvent nous apprendre les scientifiques contemporains, le recours aux connaissances scientifiques susceptibles d’aider à se comprendre et à comprendre l’humanité, c’est là une étape incontournable dans la démarche humaniste. « La connaissance objective, en contribuant à répondre aux interrogations de l’humanité, est peut-être en passe de trouver ce langage commun [à tous les hommes] et d’autoriser un accès à l’éthique sans l’aide de la religion[5]. »

L’Humanisme est une grande espérance.     L’homme n’est pas seulement comme les animaux un consommateur de la nature, il change le monde et en fait son domaine. « Et depuis l’instant où l’homme a tendu la main vers les objets inanimés pour les transformer en outils, dans le monde naît cet être qui change l’ordre des choses mortes selon ses projets et intentions[6]. » Mais toutes les acquisitions de l’intelligence humaine ont leur revers, elles peuvent être utilisées pour le mal comme pour le bien, pour la guerre comme pour la paix, une conscience morale est nécessaire.

« Les principes de l’humanisme doivent être placés à la base de toutes les valeurs spirituelles, de toutes les initiatives et les actions humaines, car autrement elles resteront sans importance, vides de sens et de contenu[7]… » L’humanisme n’est pas l’absolu respect d’une nature qui génère de nombreux phénomènes nuisibles à l’être humain ; car sa puissance permet dans une certaine mesure à l’homme de dominer la nature et de l’utiliser pour la rendre utile et agréable à l’humanité. Il a désormais dans ses mains des puissances matérielles qui peuvent lui être utiles à cette fin ; comme aussi lui être nuisibles et peut-être même susceptibles de l’anéantir. C’est pourquoi s’impose absolument une spiritualité humaniste.

L’homme est porteur d’universalité par sa conscience. Il est par elle détenteur d’une différence radicale avec les autres êtres. Mais il semble bien que sa conscience soit liée à sa capacité de communication avec ses semblables. De là découle l’importance de la qualité et de l’harmonie de la société dans laquelle il vit. Les valeurs spirituelles suprêmes auront donc pour fondement les principes universels de l’humanisme. Les valeurs esthétiques, scientifiques, philosophiques et morales ne peuvent être valeurs suprêmes que si elles satisfont aux exigences humanistes. Et comme l’écrivait[8] à la fin du 19ème siècle Louis de Broglie : « Une culture générale vraiment digne de ce nom devra donc toujours comporter, en dehors de l’acquisition des connaissances scientifiques, une réflexion approfondie sur la complexité de la personne humaine et sur les divers aspects qu’elle présente, une initiation aussi à l’art de sentir et de vouloir. C’est là l’essence de l’humanisme et la signification même de ce mot. Un humanisme moderne, même s’il doit devenir tout à fait indépendant de la culture gréco-latine, devra conserver ce caractère et pour cette raison il devra toujours réserver une place importante aux études littéraires. »

Inculquer l’humanisme des Lumières, c’est donc conduire chaque être humain à penser par soi-même. On ne peut y parvenir que lentement, par une longue éducation. Pour cela, il n’est rien requis de plus important que la liberté : celle de faire un usage public de sa raison dans tous les domaines. Renoncer à la diffusion d’un savoir alors qu’il est disponible, ce serait aller contre les droits sacrés de l’humanité. C’est pourquoi ceux qui ont acquis des connaissances, devront toujours avoir le droit de les soumettre au jugement du public.

Il faudra insister sur l’indissociabilité des trois composantes de la doctrine, que sont : La volonté d’autonomie de l’individu, la finalité humaine qui doit être celle de tous les actes, et l’universalité des principes qui doivent régir la morale publique. Le domaine et les limites de la raison devront être précisés. Les humanistes devront faire comprendre que pour vivre ensemble dans la paix, le plus raisonnable est de laisser à chacun le choix de ses conceptions métaphysiques, et expliquer comment le refus de l’argument d’autorité conduit à la liberté de conscience, à la liberté de pensée, à la liberté d’expression et à la laïcité. Il sera nécessaire de réaffirmer clairement que l’utopie du progrès, que proposent les Lumières pour l’avenir, est celle du progrès humain, c'est-à-dire de l’être humain et de la société humaine ; que le progrès humain ne devra s’appuyer sur le progrès scientifique qu’en tant que moyen, et que les conceptions humanistes devront aussi inspirer la science politique. Il faudra revenir sur un aspect essentiel de la doctrine : l’éducation de la jeunesse à la mise en pratique des principes de l’humanisme, par l’usage de la raison, la recherche de connaissances, et la pratique de la tolérance.

La « Raison » est la seule source de lumière identifiable par tous les hommes. Elle est l’argument qui donne à l’homme sa dignité et lui permet de réfuter les idéologies et les superstitions tendant à le maintenir sous l’autorité de puissances lui déniant le droit d’être lui-même. C’est sur cette idée-là que repose le fondement humaniste des Lumières. C’est pourquoi il sera essentiel, en vue de la pérennité de l’esprit humaniste des Lumières, de veiller à ce que tous les êtres humains soient éduqués à l’usage de la raison par l’étude des sciences.

Mais le recours à la raison, s’il est à la base de l’humanisme comme de toute réflexion philosophique, ne suffit pas à définir l’humanisme des Lumières pour l’avenir. Aujourd’hui et pour l’avenir, il est possible de  redéfinir l’humanisme comme l’attitude éthique prenant pour déterminant de tous les actes, de toutes les réalisations, de toutes les lois, ce qui est bon pour l’être humain, et en même temps bon pour l’humanité dans son ensemble et pour son avenir. Selon cette définition de l’humanisme, tous les actes doivent avoir une finalité humaine.Comme la vérité s’édifie par l’élimination de l’erreur, l’humanisme s’identifie au refus de tout ce qui est susceptible de nuire à l’intégrité de l’être humain, d’attenter à sa dignité et à sa libre recherche du bonheur, ainsi qu’au rejet de tout ce qui conduirait la société à la disharmonie, au désordre, à la guerre, et aboutirait à mettre en cause la progression vers une humanité meilleure, plus éclairée et plus heureuse.

Tout en se maintenant sur leurs fondamentaux, que les deux derniers siècles ont consacrés, les humanistes doivent redéfinir pour l’avenir leurs principes.  En premier lieu il faut réaffirmer qu’une civilisation des Lumières du futur ne pourra être fondée, que sur l’éducation de tous les jeunes à la citoyenneté, à partir d’une culture centrée sur les sciences et la connaissance de l’être humain, comportant une ouverture sur la pensée philosophique, les lettres et les arts.

Les lois de la société, tout comme l’éducation, devraient :

-Promouvoir l’autonomie de l’individu, tout en appelant sa conscience sur l’obligation de finalité humaine de ses actes ;

-Assurer le progrès de l’être humain, dans ses qualités intellectuelles et physiques comme dans sa santé psychique et ses conditions matérielles de vie ;

-Rechercher la paix et le progrès de l’Humanité par l’amélioration de l’être humain et le développement de la solidarité à tous les niveaux d’organisation des sociétés humaines ;

-Proclamer l’universalité des principes sur lesquels doivent reposer les lois de la vie en société ; et en particulier :

-Universaliser l’esprit de laïcité, laissant à chacun sa liberté absolue de conscience et reconnaissant tous les individus comme citoyens à égalité, tout en tolérant à titre privé et associatif, les croyances religieuses et les traditions culturelles, dans la mesure où elles ne contreviennent pas aux principes humanistes dont doit s’inspirer la loi républicaine.

Les trois composantes essentielles de la doctrine, dont il conviendra d’assurer la pérennité et l’indissociabilité sont : L’universalité des principes moraux, La volonté d’autonomie de l’individu, La finalité humaine de tous les actes. L’universalité des principes moraux implique leur indépendance par rapport aux religions et aux cultures particulières, et donc leur définition par la loi dans un esprit de laïcité. L’autonomie de l’individu doit avoir pour corollaire sa responsabilité sur la finalité humaine de ses actes. Par finalité humaine de tous les actes, il faut entendre l’obligation d’agir dans le sens du meilleur accomplissement de l’être humain, pour soi-même comme pour tout autre, mais aussi pour la paix et l’harmonie de l’ensemble de la société humaine. Ceci exige une prise de conscience de l’égalité fondamentale en dignité et en droits de tous les êtres humains, et de leur solidarité. On pourrait parler d’un idéal de fraternité humaine universelle. L’autonomie de l’individu, devra donc se concilier avec sa dépendance vis-à-vis de l’ensemble de la société, et avec ses devoirs de solidarité envers ses semblables. L’égoïsme naturel devra être compensé par le sentiment de la communauté de destin en l’humanité. Enfin, l’humanisme ne deviendra la culture universelle qu’il voudrait être, que lorsque tous les êtres humains, les hommes et les femmes dans tous les pays, auront été éduqués dans ce sens.



[1] Voir Montesquieu, « Traité des devoirs » et « De l’esprit des lois ».

[2] Comme l’avait écrit Rousseau. Cité par Todorov.

[3] Diderot dans un article de l’Encyclopédie, cité par Todorov.

[4] E. Kant cité par Todorov.

[5] Jean-Pierre Changeux, chercheur en neurobiologie, a écrit « L’Homme Neuronal », Paul Ricœur, philosophe chrétien « Avant la Loi Morale l’Ethique », et ensemble : « Ce qui nous fait penser – La Nature et les Règles »,

[6] Slavy Boyanov : « L’humanisme ou la grande espérance » L’âge d’homme, Lausanne 2003. (G. O. 64594) L’auteur, philosophe et écrivain, a vécu quarante ans sous un régime totalitaire. Par ses livres il veut révéler sous la patine de l’oubli les prophètes de la pensée humaine.

[7] Slavy Boyanov : « L’humanisme ou la grande espérance ».

[8] L. de Broglie, la culture scientifique, in « Nouvelles perspectives en microphysique » p. 249 (cité par le Gd Robert)

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