Occident et Mondialisation

C'est en raison de la prétention de l'Occident à promouvoir l'universel, que notre planète est devenue ce qu'elle est ; la globalisation[2] marque une apothéose de l'Occident ; mais par la globalisation, le Deuxième monde menace la domination occidentale ; comment affronter cet effet de ressac ?

Le mot « Occident » semble jouir d'une sorte de renaissance. Alors qu'au 20ème siècle il était l'expression d'une culture ultraconservatrice en perdition[3] et, avec la croix celtique, l'enseigne d'un mouvement extrémiste réactionnaire, il exprime aujourd'hui une idéologie et une volonté d'influence. Après l'effondrement de l'URSS, on est passé de la « solidarité Atlantique » à la « solidarité Occidentale ». Le mot a désormais une portée morale : l'Occident c'est la Bible plus la philosophie grecque. Méga-identité, Occident élimine France et même Europe. Pourtant, nombreux sont ceux qui persistent à broder sur le thème du déclin de l'Occident.

L'Occident se rassemble autour d'une idéologie, la recherche d'autonomie de l'individu issue de l'humanisme de la Renaissance, concrétisée par la déclaration des « droits de l'homme et du citoyen », revus et corrigés par l'hyper-individualisme en « human rights » en laissant tomber le citoyen pour l'hyper-individu. Il faut remarquer cependant que le triomphe de la trilogie libérale des « mains invisibles », du marché, des juges et des médias, n'est pas le triomphe de l'individu, mais le triomphe de l'argent. Il faut imputer au capitalisme néolibéral beaucoup des effets de désagrégation observés dans nos sociétés occidentales.

L'Occident présente et se représente, ses intérêt comme les intérêts de l'humanité en général : il s'agit d'assurer la promotion de la liberté, surtout économique, de l'émancipation et du progrès. L'Occident, c'est une unité culturelle et un bloc politico-militaire.

L'Occident a toujours été minoritaire par rapport à l'ensemble du monde, mais il a toujours développé un projet universaliste, quoique non désintéressé : une utopie universaliste qui consistait à faire de l'être humain un sujet, affranchi de toute détermination par la nature, par le groupe, ou par la croyance...  Ce projet considère que le temps déroule une histoire, qu'elle est un processus qui trouve en lui-même sa référence et son moteur : la raison humaine ; et que l'histoire avance dans le sens du progrès. C'est un processus à quatre composants complémentaires : l'avancée des connaissances, le développement de l'industrie, l'établissement de règles universelles de droit, et un opportunisme réaliste. Ce processus ne connaît pas de limites, ni dans l'espace, ni dans le temps, du fait de l'universalité de la raison. Le sens du mouvement est celui du dépassement de l'intérieur par l'extérieur, de la méditation par l'action, du particulier par le général, du privé par le public, du passé  par le présent, lui-même promis au dépassement par un futur meilleur. Le mouvement ainsi engendré a produit l'État national moderne et l'individualisme hypermoderne. Mais avec ce mouvement se produisent des effets pervers. L'État-nation peut conduire à des nationalismes totalitaires et belliqueux, alors que la cohérence voudrait que l'État-nation soit démocratique et pacifique. L'autonomie et la libération de l'individu ont engendré l'individualisme hypermoderne, qui fait passer le privé avant le public, le particulier avant le général et le paraître avant les valeurs de fond.

Avec la globalisation il s'est produit un tsunami d'hyper-modernité, déversée par l'Occident sur le reste du monde au moyen du soft power, avec emploi intermittent du hard power[4]. L'ONU, organe attitré de la « conscience universelle », qui est chargée de dire le droit et en principe de le faire respecter, est domiciliée à New York. Le Conseil de Sécurité, même s'il ne représente que dix pour cent de la population mondiale, parle au nom de la « communauté internationale ». Le soft power de l'Occident s'appuie sur la formation dans ses écoles des élites internationales. Les diasporas de toutes les parties du monde sont présentes en Occident et en particulier aux États-Unis, avec perspective de retour, ou de résidence secondaire éventuelle, dans leur pays d'origine. Le soft power s'exerce aussi et surtout, à travers le formatage des sensibilités humaines, par la diffusion universelle des produits de la culture américaine, ainsi que par le cours mondial du dollar, monnaie de référence. Cette expansion de l'influence occidentale s'accompagne de la mondialisation capitaliste. En complément l'Occident, avec l'OTAN, est en mesure de recourir au hard power pour imposer le « nation building », comme en Irak et en Afghanistan avec le succès que l'on connaît.

En même temps l'Occident a un comportement quasi-suicidaire ; notamment par sa politique de la fin du politique, marquée par deux termes à la mode : « gouvernance » à l'intérieur, « globalisme » à l'extérieur.

La gouvernance est l'art de gouverner sans légitimité démocratique. Elle prend pour référence l'économique et relègue le démocratique au second plan. Elle est marquée notamment par la mise au pouvoir de structures technocratiques et l'appel à la société civile. Enfin, elle gouverne en prenant prétexte de la « démocratie d'opinion », manipulée par les professionnels de la communication.

Le globalisme s'appuie sur la mondialisation capitaliste et la financiarisation de l'économie dans un libéralisme sans régulation ; c'est la transposition de la gouvernance à l'échelle planétaire. Ayant pour but d'accélérer la globalisation, il crée les conditions du déclin de l'Occident.

Après 1989, le caractère « faustien », ou d'apprenti- sorcier, de l'Occident s'est exacerbé dans la mégalomanie et l'interventionnisme tous-azimuts. Il prétend établir, dans le Deuxième monde où ils n'existaient pas, l'État national démocratique et la citoyenneté. Les Occidentaux oublient que le monde n'est pas fait que d'individus. À force de projeter leurs valeurs individualistes, ils ne voient pas qu'ils sont confrontés à des communautés, nationales, religieuses ou tribales, qui commandent des comportements et des sacrifices. Avec la destruction des États nationaux, la mondialisation techno-économique s'accompagne d'une balkanisation politico-culturelle. Détruire la souveraineté politique c'est faire revenir à la surface, de l'ethnique d'un côté et du mystique de l'autre. Or les Occidentaux croient établir la démocratie parce qu'ils imposent des élections, en oubliant que l'éducation du peuple est la condition indispensable à l'établissement de la démocratie.

La globalisation, par une sorte de choc en retour, tend à prendre l'Occident à contrepied. La nature dont l'être humain se voulait le maître, se rebelle. Elle montre ses limites. Les signes d'épuisement de ses ressources engendrent le doute sur la pérennité et l'universalisation du niveau et de la qualité de vie réalisés en Occident. La nature humaine oppose ses réalités sociologiques, psychologiques, biologiques et génétiques à l'extension du pouvoir et des libertés de l'individu.

La toute-puissance de l'Occident est de plus en plus mise en question. Une entité concurrente tente de s'organiser : les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du sud) ont l'ambition de contrecarrer l'hégémonie des Occidentaux en créant leurs propres institutions, à commencer par une banque, et en tentant d'obtenir une réforme des institutions internationales, ONU, OMC, FMI... La contre-offensive  du Deuxième monde se manifeste d'abord par la concurrence économique des pays émergents. Des classes moyennes montent dans les pays en développement, mais elles déclinent en Occident. En conséquence il se répand parmi les peuples occidentaux, un doute sur la possibilité de réaliser un avenir meilleur pour leurs enfants. Des résistances culturelles et religieuses se manifestent. Les réactions au hard power deviennent de plus en plus dangereuses en raison de la dissémination des armes, y-compris nucléaires et de destruction massive, et avec l'universalisation des stratégies du faible au fort et du terrorisme dans l'emploi de la violence.

L'hyper-individualisme occidental s'oppose en principe au tribalisme traditionnel qui règne dans le Deuxième monde. Or, l'invasion de la culture occidentale individualiste, en détruisant l'État national et le citoyen, provoque la recherche d'autres solidarités ; la tribu est donc paradoxalement une formation d'avenir. De « nouvelles tribus » se constituent dans les pays occidentaux, comme refuge communautariste de la solidarité, à la suite du dépérissement de la solidarité nationale. Le recours au tribalisme est ainsi la conséquence de l'hyper-individualisme accompagnant la destruction de la nation politique. Les communautés, religieuses ou autres, sont extrêmement vivaces et l'hyper-modernité agit sur elles comme un réactif, y-compris dans le monde occidental.

Mais l'Occidental optimiste pense qu'il s'agit là d'un combat d'arrière-garde, que les communautés seront de plus en plus déstabilisées par la modernité, que le portable et internet libérant l'individu elles seront remplacées par des associations volontaires et résiliables.

Quand la Russie soviétique et la Chine maoïste promettaient des lendemains qui chantent, les pays du tiers-monde se tournaient vers le socialisme, en espérant le développement économique. Le choc des réalités a tué le rêve, et le capitalisme libéral s'est mondialisé. Entre l'angélisme utopique du communisme et le cynisme réaliste du néolibéralisme, existe-t-il une voie, un passage pour un volontarisme humaniste et républicain ? La résistance contre les féodalités économiques, la restauration de la solidarité et du bien-vivre ensemble citoyen, est-ce possible ? Le programme du Conseil National de la Résistance avait réussi ce retour de l'idée républicaine contre les dérives de la crise des années trente. Mais pour y arriver, il avait fallu passer par le désastre de 1940. Le tragique de la situation avait permis à la minorité des patriotes partisans de la lutte pour l'émancipation de l'humanité, aux humanistes[5], de prendre le pouvoir. Comment faire demain l'économie d'une catastrophe ?

Y a-t-il un sens de l'histoire, qui serait celui du progrès ? Après 1929 l'histoire a produit, aussi-bien Hitler et Staline que Roosevelt. On peut en conclure que s'il existe un sens de l'histoire, il n'a rien à voir avec la morale. Or c'est désormais de progrès éthique dont nous avons besoin. Après la Révolution, la République est devenue un autre nom pour dire la France ; c'est un mot qui désigne aussi un horizon éthique pour la chose publique et qui dépasse même le pays : le primat de l'intérêt général. Dans cet esprit, le progrès ne s'applique pas seulement à l'avancement du savoir et au développement des technologies, mais surtout à l'amélioration de l'être humain et des sociétés humaines. Le projet qui est celui de l'autonomie de l'être humain, débouche en principe sur la société démocratique et le concept de citoyenneté dans l'État-nation. Ce projet humaniste pourrait contaminer les sociétés archaïques, par l'intermédiaire de leurs élites formées dans les pays occidentaux, initiées au modèle républicain, à la condition que l'Occident lui-même y revienne et le pérennise. En outre, force est de constater que la mondialisation est en marche et qu'il serait vain de vouloir l'arrêter ; par contre il serait urgent de penser à l'organiser plus et mieux, et cela à partir de principes établis pour le bien de l'être humain, dans son universalité et pour son avenir.

En conclusion le bilan des facteurs de force et des faiblesses de l'Occident dans le cadre de la mondialisation[6] est le suivant :

Parmi ses atouts il faut retenir le fait que l'Occident est le seul bloc politico-militaire existant sur la planète, qu'il a le monopole des valeurs universelles, qu'il est l'école des cadres de l'humanité, que par l'exercice du soft power il procède au formatage progressif des sensibilités humaines, enfin, qu'il reste le champion de l'innovation scientifique et technique.

Au titre de ses handicaps, il faut noter sa sur-extension impériale avec son ivresse de global, son aveuglant complexe de supériorité, son refus du sacrifice, tant personnel que collectif, son enfermement dans la prison du temps court, la dissémination du perturbateur qui le conteste, ainsi qu'un affaiblissement et une perte de cohésion interne par l'effet du cynisme néolibéral.

L'Occident est-il en mesure de poursuivre sur sa lancée ou bien est-il à la veille de son déclin ? La question reste ouverte.

Claude J. DELBOS

 

 


[1] Ce texte est en partie inspiré par les Actes du Colloque « Occident et Mondialisation »  de la Fondation Res Publica (Janvier 2013).

[2] Globalisation de l'information, mais mondialisation de l'économie ; deux termes synonymes.

[3] (Voir « Le Déclin de l'Occident » d'Oswald Spengler)

[4] Traduction possible : pouvoir d'influence / pouvoir de coercition.

[5] Dont le dernier, Stéphane Hessel, vient de mourir.

[6] Voir les Actes du  Colloque « Occident et Mondialisation » de Res Publica.

 

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