Peut-on débattre sans haine sur internet ?

Propos liminaires.

           Je suis  tout sauf un spécialiste d’Internet. Je ne possède ni compte Facebook, ni tweeter, ni Lindekin etc… A peine suis-je un utilisateur basique des messageries et de Google. Il ne s’agira donc pas d’un travail sur les modes d’expression et les processus des débats et forums sur le web, mais la manifestation d’une sorte d’effarement devant le développement et la puissance d’Internet et des réseaux sociaux.

D’abord une anecdote révélatrice.            Dans la banque où travaille mon fils le digital a pris, comme dans tous les établissements financiers, une place prépondérante. Les responsables de l’informatique se sentent parfois investis d’un savoir et d’un pouvoir qui vont au-delà de leurs compétences. Avant  l’élection américaine l’un d’eux avait prévu le plus sérieusement du monde la victoire de Trump. Pourquoi? Parce qu’il envoyait plus de tweets que les autres candidats! Devant ce genre de révélations on est pris entre le rire et l’effroi. Si la production de messages sur les réseaux sociaux n’est plus considérée comme de l’information ou à la rigueur comme l’expression d’une opinion, mais comme un marqueur  politique et idéologique, où va-t-on?

Un dossier du Monde des idées(1) m’a incité à dépasser la seule  réaction affective. Le titre choisi “Comment débattre sans haine sur Internet?” pointait à la fois une  dérive inquiétante et l’éventualité d’une solution. Rappelons qu’Internet se définit d’abord comme un outil, “ Voici une première base d’Internet. Le réseau des réseaux s’est constitué pour qu’une information parvienne à bon port sans entrave ni politique ni commerciale. Le flux est ici l’élément clé (…) Les valeurs et idéologies associées au réseau des réseaux sont donc des valeurs de liberté voire libertaires.” (2) Comment et pourquoi cet outil de communication est-il si  souvent devenu un véhicule de haine?

La face sombre d’Internet

            En mai 2000, le premier grand procès européen portant sur l’ère Internet est lancé par une plainte de la Licra (Ligue Internationale Contre le Racisme et l’Antisémitisme). Cette association  reproche à Yahoo d’utiliser son site pour vendre des objets nazis, une activité proscrite en France. La liberté d’expression et la liberté d’entreprendre se heurtent aux limites imposées dans l’Hexagone par la loi Gayssot. L’affaire fait émerger un doute aujourd’hui devenu certitude, le Web peut constituer un dangereux porte-voix pour la haine. Même si “l’affaire Yahoo” se règle en 2004, même si toutes les entreprises du Web, depuis lors, acceptent le principe selon lequel leurs services sont soumis aux législations nationales, les termes du débat sont les mêmes :

-D’un côté, des multinationales, la plupart d’origine américaine, qui défendent leur marché et une conception très large de la liberté d’expression.

-De l’autre, des Etats autoritaires ou démocratiques, nombreux en Europe qui défendent une conception plus encadrée de cette même liberté.

S’il ouvre un accès plus large à l’espace public et donc en théorie au débat démocratique, Internet en effet comporte sa face sombre . Rappelons-en les manifestations les plus évidentes.

- Il offre à des points de vue marginaux, y compris les plus dangereux (nazisme, islamisme terroriste) la possibilité de toucher le grand public.

- Il répand la désinformation, et les théories du complot y ont acquis une telle popularité que le candidat Donald Trump en s’appropriant certaines d’entre elles a pu s’installer à la Maison blanche.

- Il favorise ce qu’on pourrait appeler “une balkanisation”. Les internautes se replient sur des communautés d’intérêt ou d’opinion et croisent rarement des idées qui leur sont étrangères.

Tout semble donc concourir à l’impossibilité du débat en ligne. Mais  on ne peut se résoudre à ce triste constat. Des chercheurs, sociologues, psychologues, juristes en revenant sur le sujet  proposent une réflexion à la fois critique et ouverte. Nous prendrons l’exemple de deux chercheurs américains Cass Sunstein et Laci Green.

1/ Cass SUNSTEIN, spécialiste de droit constitutionnel, vient de faire paraître : “Republic,Divided Democracy in the Age of Social Media “(“République, une démocratie divisée à l’ère des réseaux sociaux”) . Interrogé dans le Monde des Idées, il   propose une analyse des effets nocifs d’Internet qu’il résume à l’aide de deux concepts, le “Daily me” et la”chambre d’écho”:

( Extrait d e l’interview diffusée dans le Monde des Idées)

 Q:“ Selon vous, Internet crée un “Daily me ”, une espèce de quotidien hyperpersonnalisé. Pourquoi cela représente-t-il un risque pour la démocratie? ---

 C.Sunstein:   L’idée du “Daily me” décrit un phénomène propre à Internet par lequel chacun peut créer son propre univers de communication, peut choisir ce qu’il souhaite lire,entendre ou voir à tout instant. (…) Une telle personnalisation semble séduisante au premier abord et d’une certaine façon, elle étend notre liberté. (…) Le problème, c’est que la démocratie et la liberté exigent que l’on soit aussi exposé à des expériences que nous n’avons pas présélectionnées ou prévues – mais aussi à des expériences que nous partageons avec d’autres. Cela implique de s’intéresser à ce que les autres pensent, de découvrir des problématiques qui nous sont étrangères.”

 Q:“ Vous craignez également ce que vous nommez les” chambres d’écho” créées par des communautés d’internautes…-

  1. Sunstein:   Vous vivez dans une chambre d’écho quand vous n’êtes exposé qu’à un seul point de vue, ou aux mêmes sempiternelles questions. Nous savons bien que Staline et Hitler ont créé des chambres d’écho. Or aujourd’hui les technologies modernes de communication et les réseaux sociaux nous permettent de créer par nous-mêmes nos propres chambres d’écho en se concentrant par exemple sur un seul enjeu politique: les syndicats devraient être plus forts, le changement climatique est un canular etc…

Dans cet entre soi, le conformisme et, pire, l’extrémisme, trouvent un riche terreau pour prospérer. Quand les personnes de même avis ne parlent qu’entre elles, elles ont tendance, à mesure qu’avancent leurs échanges à se radicaliser. Si vous doutez de la réalité du changement climatique et que vous discutez avec des climato-sceptiques votre dialogue vous conduira sans doute à croire que l’accord de Paris en 2015 est une très mauvaise idée. Les chambres d’écho sont une prison, même si nous choisissons d’y vivre.”

2/ Laci GREEN est une militante féministe américaine qui diffuse sur You tube des vidéos très populaires. Elle a tenté une expérience dont elle ne se remet pas, qui lui a valu de dures attaques de la part d’internautes appartenant comme elle aux “combattants pour la justice sociale”, engagés dans la défense des minorités ethniques et sexuelles. Elle a en effet décidé de s’extraire des cercles qu’elle fréquente en ligne pour débattre avec Blaire White une you-Tubeuse controversée ouvertement antiféministe. Laci Green a annoncé vouloir poursuivre ce type d’échanges avec d’autres “combattants”. A ses yeux la confrontation des idées est bénéfique et propice au développement d’une réflexion critique sur le féminisme. Mais jamais elle n’aurait imaginé provoquer une telle polémique. Pour de nombreux militants et sympathisants de la cause des femmes, dialoguer avec cette opposition est nuisible et dangereux. Laci Green est accusée de fraterniser avec l’ennemi et de légitimer ses arguments.

Choquée par la violence des réactions, elle poste une nouvelle vidéo intitulée “Prise entre les extrêmes” pour répondre à ses détracteurs. L’ampleur et la violence des interventions, éveille chez elle un questionnement profond sur l’état et la nature du débat en ligne. Pour elle, cette violence et la promotion exclusive d’un certain discours illustrent la polarisation des idées sur le Net Après cet incident elle a constaté que de nombreux internautes refusaient la diversité des points de vue, allant jusqu’à bloquer les tweets auxquels ils s’opposent.

            Ces deux exemples mettent en lumière le même phénomène paradoxal. Là où la technologie permet comme jamais auparavant communication, ouverture et  curiosité, débats, se manifestent en fait l’enfermement sur soi ou sur le groupe, le refus agressif d’échanger avec qui ne pense pas comme vous. On parle même d’une ère de post vérité dans laquelle l’affectif l’emporterait sur les faits, favorisant ainsi le développement des populismes. (3)

Que faire?

            Doit-on et peut-on combattre ou du moins encadrer ces manifestations d’intolérance et de haine?             Les grandes sociétés informatiques et notamment les GAFA ont pris conscience de ces dérives. Toutes ont créé des comités d’éthique chargés de contrôler les excès et les manifestations haineuses. Rendre la discussion de nouveau possible était d’ailleurs au cœur du manifeste publié en février 2017 par Marc Zuckerberg, le fondateur de Facebook, qui multiplie depuis le début de l’année les appels à « recréer de la communauté » Il précise : « Nous avons commis des erreurs en modérant des messages qui n’auraient pas dû l’être et en laissant en ligne des posts qui auraient dû être modérés. »

Alors Facebook expérimente : mise à contribution de l’intelligence artificielle, changements de règles, efforts de transparence. Les réseaux sociaux ont un moyen d’intervenir, la modération, dont Wilkipédia donne la définition suivante : “La modération d’informations consiste à accepter, déplacer vers une rubrique plus appropriée ou refuser intégralement ou partiellement la publication d’une information ou d’un commentaire déposé par un utilisateur sur un site Web ou dans un forum. Le responsable de cette opération est appelé modérateur.”

Et l’effet est évident. Un an après avoir adopté un code de conduite pour lutter contre les discours haineux en ligne, les grandes plates-formes numériques étaient testées par Bruxelles. Résultats: 59% des contenus signalés ont été retirés, dont la moitié sous 24H. Un ton plus dur des autorités publiques, un discours alarmistes des consommateurs, une nouvelle prise de conscience des acteurs d’Internet, on sent quelques progrès. Mais on est encore loin du compte! Car il existe toujours des internautes insultés, des personnalités publiques diffamées, des adolescents harcelés, des communautés stigmatisées. Et au-delà de Facebook, You Tube ou Twitter, c’est aujourd’hui l’ensemble des acteurs bénéficiant d’un espace d’expression sur Internet – un forum, un blog, une page Facebook publique - qui est concerné.

Comme la condamnation de Yahoo l’a prouvé, poursuivre les auteurs de fausses nouvelles ou les propagateurs de discours racistes est possible. Les lois existent, il ne semble pas nécessaire d’en inventer de nouvelles. Le risque de créer des dispositions liberticides semble en effet infiniment plus grand que l’opportunité d’améliorer les lois actuelles.

Reste que les condamnations sont quasi inexistantes et qu’un légitime sentiment d’impunité prédomine. La justice, les tribunaux semblent mal armés face à l’extraordinaire volume de contenus haineux et mensongers. La régulation ne pourra donc venir uniquement de la justice, d’autant plus que le temps judiciaire n’est pas celui de l’actualité. Les solutions sont par conséquent à chercher du côté de ceux qui donnent un écho à ces contenus faux et néfastes à savoir les éditeurs de réseaux sociaux eux-mêmes.

Comme nous l’avons vu ces sociétés s’efforcent de développer une approche éthique qui les conduit à retirer de leur page des contenus violents, pornographiques ou faisant l’apologie du terrorisme. Mais ils se refusent d’exercer une censure. N’oublions pas que ce sont des entreprises qui recherchent le profit. Une ambiguïté fondamentale apparaît, les Gafa réemploient nos données et les commercialisent.

Alors que faire?

            Reprenons la conclusion d’une tribune de Jérémie Manni président de Netino, leader français de la modération des contenus en ligne. (1)

“Il y a urgence à agir! La protection du principe de liberté d’expression ne peut plus aujourd’hui faire l’économie d’une modération efficace des contenus sur Internet. Il en va de la préservation du débat démocratique et du maintien du vivre-ensemble au sein de notre société.”

Cependant un site, un des plus connus, a suivi une voie qui invite à plus d’optimisme. “Wikipédia, le dernier endroit où l’on cause “, titre d’un article de Damien Leloup (1) qui analyse comment cette “encyclopédie participative” résiste aux menaces sur le débat en ligne. “Ce site a réussi à traverser les années sans trop de dommages, limitant la diffusion de fausses informations et fournissant un lieu de débat discret mais transparent sur les sujets aussi polémiques que le réchauffement climatique ou le conflit israélo-palestinien.”   Par quels moyens cette encyclopédie gère-t-elle au mieux les conflits et les points de vue divergents? “Pour Katherine Maher, directrice exécutive de la fondation Wikipédia, la réponse est simple: la transparence. Pour chaque article, vous pouvez consulter les versions qu’il a connues, lire toutes les discussions qui ont eu lieu à son sujet. (…) L’encyclopédie a pour principe de mentionner dans ses articles l’existence des controverses de la manière la plus neutre et la mieux « sourcée » possible “

La différence avec les processus des Géants du Web saute aux yeux. Aux mécanismes de contrôle et d’autogestion de Wikipédia s’oppose la résolution des conflits gérée uniquement par le biais d’une modération généralement lente, confiée à des tiers et peu habituée à trancher les cas épineux que régulent les votes sur Wikipédia. On peut parler d’un fonctionnement démocratique; Un universitaire, Ofer Arazy, le résume ainsi: “La clé c’est un équilibre délicat qui est obtenu entre l’ouverture et la gouvernance, il n’y a pas un gouvernement qui décide tout d’en haut, mais cela ne veut pas dire que Wikipédia n’est pas gouverné.”

Un sociologue américain, Erik Olin Wright, va encore plus loin; il voit dans l’encyclopédie en ligne une “alternative post-capitaliste émancipatrice” “Qui, pourtant, aurait imaginé au début des années 2000 qu’un groupe de 200000 contributeurs rédigerait bénévolement et horizontalement une encyclopédie gratuite, traduite en une centaine de langues ?” argumente le sociologue. “Que cette encyclopédie serait régie par un principe égalitaire? “(…) Wikipédia incarne une logique de partage de la connaissance, non seulement non capitaliste mais anticapitaliste.”

On peut sourire de cet enthousiasme, de cette utopie réelle, comme le dit le sociologue américain. On peut estimer avec notre regard sceptique et désabusé d’Européens qui en ont trop vu que décidément les Américains restent de grands enfants naïfs et incorrigiblement optimistes.

Les contradicteurs n’ont pas manqué. Par quels chemins parvenir à ce monde post-capitaliste : une révolution? Une victoire électorale? La réponse d’Erik Olin Wright vaut que nous « Humanistes » nous y arrêtions : “Dans ce combat pour l’épanouissement humain et l’émancipation, il n’y a pas de carte; il n’y pas de route dessinée à l’avance. Il y a en revanche une boussole : l’égalité, la justice, la liberté, la démocratie, la communauté, la solidarité. On sait si on marche dans la bonne direction, mais on ne connait pas le chemin à l’avance. C’est un voyage.”

Nous retrouvons des valeurs qui sont les nôtres mais aussi le thème de la recherche “le chemin”, le “voyage”

Revenons à notre question initiale. “Peut-on débattre sans haine sur Internet?”

            L’exemple de Wikipédia peut rassurer, mais n’est-ce pas une belle exception dans l’océan de messages absurdes, délirants, violents, haineux qui nous submerge ?

Le développement exponentiel des technologies de l’information ne nous a-t-il pas transformés en consommateurs passifs livrant sans aucune conscience nos données les plus personnelles, nos convictions le plus intimes aux GAFA, aux Etats, aux mafias…?

Nous l’avons vu, des réactions salutaires apparaissent chez des sociologues, des philosophes, des économistes… Il ne s’agit pas de rompre avec Internet, sauf à céder à une contre-utopie angélique, totalement irréaliste. Alors, rêvons un peu. Ne peut-on faire un usage bien tempéré de la Toile en se fondant sur de vraies valeurs, nos valeurs maçonniques? La tolérance, l’écoute de l’autre, et celles prônées par les défenseurs de Wikipédia, l’égalité, la justice, la liberté, la solidarité, et cette recherche d’un ”chemin”, d’un “voyage” qui éveille des échos familiers.

Comment? En respectant dans le monde ambiant, dans les messages, sur les sites ces valeurs humanistes qui sont les nôtres. En refusant la dichotomie dénoncée par Diderot entre les deux consciences, la bonne conscience, la conscience morale qu’on réserve à la vie personnelle et la “conscience de métier” celle qu’on pratique sans scrupules dans la vie professionnelle et parfois sociale. (4) Il est urgent de trouver un équilibre entre un monde de plus en plus technologique et la conscience. C’est notamment le rôle de l’école: sur ce point il faut que nous soyons attentifs à la coordination pertinente entre le nécessaire enseignement des technologies digitales et le plus que jamais nécessaire apprentissage de l’esprit critique.

Ne l’oublions pas, dans la perspective des Lumières le progrès quel que soit son développement doit servir à l’épanouissement de l’homme. C’est ce qu’on appelle, aux deux sens du terme, l’humanisme.

Daniel Campagne

  1. Le Monde des Idées, supplément du Monde , 05/08/2017
  2. Coline Tison: Internet; ce qui nous échappe, 2015
  3. Le Débat, nov. déc. 2017
  4. Diderot, Le Neveu de Rameau
  5.  

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