Ecole et République

« Depuis plus d'un siècle, la République et l'École se sont construites l'une avec l'autre. L'École a été le rêve de la République. Elle reste sa plus belle réussite. » Jacques Chirac en ouverture du débat national sur l'avenir de l'École - 20 novembre 2003.

En édictant les lois rendant l'école républicaine laïque, publique et obligatoire, Jules Ferry a certainement eu l'ambition d'en faire un outil pour bâtir une société meilleure car plus éclairée. Pour cela, les enseignants, ces « hussards noirs de la République » devaient répandre les vérités qu'ils avaient eux-mêmes acquises afin de faire de leurs élèves des citoyens conscients de leurs droits et de leurs devoirs vis-à-vis de la République. Plus d'un siècle plus tard qu'en est-il ? Les principes fondateurs de l'Ecole Républicaine sont-ils respectés ? Les enseignants en sont-ils toujours les « hussards noirs » ? Sinon, que faut-il faire pour opérer ce retour aux origines ? Je vous parlerai de l'esprit des lois fondant l'école de la république, de l'école aujourd'hui et des raisons qui ont fait que l'on en est arrivé là et des pistes à explorer pour renouer avec cette fabrique à citoyens.

Dans une scène qu'il situe à Digne entre un conventionnel et Monseigneur Bienvenu Myriel, cet évêque qui accueille Jean Valjean et lui achète son âme contre deux chandeliers d'argent, Victor Hugo fait dire au premier à propos de la mort du roi : « J'ai voté la fin du tyran. Je veux dire que l'homme a un tyran, l'ignorance. J'ai voté la fin de ce tyran-là. Ce tyran-là a engendré la royauté, qui est l'autorité prise dans le faux, tandis que la science est l'autorité prise dans le vrai. L'homme ne doit être gouverné que par la science. » Et lorsque l'évêque évoque la conscience, le conventionnel répond : « c'est la même chose. La conscience, c'est la quantité de science innée que nous avons en nous. » (1). Autrement dit, pour Hugo, ouvrir une école équivaut à fermer une prison.

Les Lumières, le progrès humain et la diffusion du savoir

La volonté des fondateurs de l'école de la République n'était pas très éloignée de cela. Manifestement ils avaient bien compris les leçons de leurs maîtres qui leur avaient enseigné Hugo, mais aussi Platon, Montesquieu, Rousseau et bien évidemment Condorcet. Entre autres... Car les « Lumières » avaient imposé l'idée que le progrès humain passait par la diffusion du savoir. Inspirateur du savoir républicain, Montesquieu, affirme dans un bref chapitre de l'Esprit des lois que « c'est dans le gouvernement républicain que l'on a besoin de toute la puissance de l'éducation. [...] Or, le gouvernement est comme toutes les choses du monde ; pour le conserver, il faut l'aimer [...]. Tout dépend donc d'établir, dans la république, cet amour ; et c'est à l'inspirer, que l'éducation doit être attentive. » (2). Avant lui, Dans une lettre à Madame Diane de Foix, Comtesse de Gurnon, Montaigne, développe ses théories sur l'instruction des enfants. Il recommande d'éduquer les enfants non pas en vue d'en faire des outres remplies de science, mais des esprits aptes à juger et évaluer de la valeur des connaissances qu'on leur propose. Dans, « Emile, De l'éducation », Jean-Jacques Rousseau pose les bases d'une éducation capable de former un citoyen « juste », un homme libre et heureux en le protégeant avant tout des influences de la société, celle qui corrompt. Autant de thèmes qui ont inspiré Ferry et avant lui, ceux qui s'étaient attelés à ce grand œuvre de bâtir une école publique pour former des citoyens. Car l'esprit « des Lois Ferry » n'est pas né le 30 janvier 1875, en même temps que la 3e République.

L'Ecole avant Ferry

Si Napoléon met en place l'Université, l'enseignement primaire reste sous le contrôle de l'Eglise,  mais, à partir de 1816, chaque commune a l'obligation de dispenser un enseignement primaire. Le 28 juin 1833, François Guizot, ministre de l'instruction publique sous Louis-Philippe, fait voter la première loi concernant l'enseignement primaire qui prévoit notamment la scolarisation des garçons, l'enseignement gratuit pour les indigents, l'obligation pour chaque commune de plus de cinq cent habitants d'entretenir une école primaire et l'institution dans chaque département d'une école normale pour la formation des instituteurs. Chacun garde cependant le choix d'un enseignement religieux ou laïc et l'Eglise conserve un rôle prépondérant dans l'organisation de l'enseignement primaire. Cette loi repose sur un principe simple, principe selon lequel pour avoir le droit d'enseigner, il faut justifier que l'on possède au moins les connaissances élémentaires que l'on prétend transmettre. La loi Falloux du 15 mars 1850 renforce le rôle des religieux dans l'organisation de l'enseignement scolaire. Elle accorde à toute commune la faculté d'entretenir une ou plusieurs écoles entièrement gratuites à condition d'y subvenir sur ses propres ressources et, parallèlement, la dispense de l'obligation d'entretenir une école publique à la condition qu'elle pourvoie à l'enseignement primaire gratuit dans une école libre de tous les enfants dont les familles sont hors d'état d'y subvenir. La loi du 10 avril 1867 sur l'enseignement primaire permet aux communes d'établir la gratuité absolue en les autorisant à lever dans ce but un impôt de 4 centimes additionnels ; elle crée une caisse des écoles destinée à faciliter et à encourager la fréquentation de l'école. Tout cela explique la croissance régulière de la population scolaire pour les écoles primaires et maternelles publiques ou privées en France : 2 millions d'enfants scolarisés en 1830, 3,5 millions en 1848 et 5,6 millions en 1880. Pour l'année 1878-1879, la répartition était de 2.166.976 élèves payants et 2 702 111 gratuits. Le 1er août 1879, Paul Bert, député d'Auxerre créé les écoles normales de filles.

L'héritage de Condorcet

Lorsqu'il élabora les lois scolaires, Jules Ferry ne renia pas cet héritage et notamment celui qu'il avait reçu de Marie Jean Antoine Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet lequel avait foi en la science et affirmait « qu'il ne peut y avoir d'égalité si tous ne peuvent acquérir des idées justes sur les objets dont la connaissance est nécessaire à la conduite de leur vie » (3). Pour lui donc l'instruction du peuple devait jouer un rôle fondamental dans la formation du citoyen ainsi que dans l'apprentissage et l'exercice de ses droits et devoirs envers l'État. Les révolutionnaires croyaient en effet, en la nécessité d'instituer un peuple républicain. Dans un rapport sur l'instruction publique qu'il avait présenté devant l'Assemblée nationale législative les 20 et 21 avril 1792, Condorcet énonçait quels devaient être les fondements de la future École républicaine en prônant un système éducatif laïc avec une égalité entre les filles et les garçons devant l'instruction. Avant lui, la Constitution de 1791 prévoyait déjà la création et l'organisation d'une « instruction publique commune à tous les citoyens, gratuite à l'égard des parties d'enseignement indispensables à tous les hommes. » Cet héritage de Condorcet, Ferry l'assuma parfaitement dans « De l'égalité de l'éducation », un discours en forme de serment qu'il prononça le 10 avril 1870 au Palais Bourbon au profit de la Société pour l'instruction élémentaire. (4) Il jette aux chiens le système d'instruction imaginé par Falloux et définit la nature et le rôle de l'institution éducative dans la société française et se demande comment l'État doit se réapproprier le monopole de l'éducation afin d'établir le socle d'une école républicaine et laïque comme le préconisait Condorcet. Ferry en fit alors le serment : « Entre toutes les questions, entre toutes les nécessités du temps, entre tous les problèmes, j'en choisirai un auquel je consacrerai tout ce que j'ai d'intelligence, tout ce que j'ai d'âme, de cœur, de puissance physique et morale : c'est le problème de l'éducation du peuple. » L'égalité est, à ses yeux « la loi même du progrès humain! ». Pour lui, « la société humaine moderne n'a qu'une fin dernière : atténuer de plus en plus, à travers les âges, les inégalités primitives données par la nature. » Il va plus loin en rappelant que si les 18e et 19e siècles
« ont anéanti les privilèges de la propriété, les privilèges et la distinction des classes »,
« l'œuvre de notre temps n'est pas assurément plus difficile. [...] C'est une œuvre pacifique, c'est une œuvre généreuse, et je la définis ainsi : faire disparaître la dernière, la plus redoutable des inégalités qui viennent de la naissance, l'inégalité d'éducation [qui est] le plus grand obstacle que puisse rencontrer la création de mœurs vraiment démocratiques. »

Riches et pauvres : un même mode d'éducation

Mais « pour que ces mœurs égales [...] s'établissent, pour que la réforme démocratique se propage dans le monde », la première condition est, selon Jules Ferry de n'avoir, « pour les enfants des pauvres et pour les enfants des riches [...] qu'un même mode d'éducation. » Dorénavant Ferry considère que « l'enfant appartient à la République; comme auparavant il appartenait à l'Église. » Il dit avoir « rencontré dans Condorcet ce plan magnifique et trop peu connu d'éducation républicaine. » Condorcet qui voulait, selon Ferry que l'on forme des hommes et des citoyens et fondait l'enseignement sur une base scientifique, « non pas seulement les sciences mathématiques et naturelles, mais les sciences morales qu'il situait non pas au bas, mais au sommet de l'échelle » par opposition au « vieil enseignement littéraire de l'Église [qui] avait encore de brillantes apparences ».

Ferry rappelle alors qu'après avoir établi cette base, « Condorcet y superposait trois étages : un enseignement primaire, un enseignement secondaire et un enseignement scientifique ou supérieur. Cet enseignement, commun à tous les citoyens, qui prenait l'enfant à l'âge de 6 ans et qui le menait jusqu'à 18 ; ce vaste enseignement devait être gratuit, [...], cette gratuité était le seul système en harmonie avec une société démocratique. » Malheureusement, souligne-t-il, « il manquait à ces grandes pensées le nécessaire, l'indispensable des grandes œuvres, l'argent! ». Conscient que nombre de ses concitoyens, « nés dans la pauvreté, sont fatalement voués à l'ignorance » Ferry le dit bien haut :
« il est juste, il est nécessaire que le riche paye l'enseignement du pauvre.
» Enfin, estimant que « réclamer l'égalité d'éducation pour toutes les classes, ce n'est faire que la moitié de l'œuvre, », il revendique cette égalité, « pour les deux sexes. »
Vision très platonicienne des choses puisque l'auteur de la République écrivait bien des siècles auparavant : « dans notre État, hommes et femmes seront appliqués aux mêmes tâches, et pour s'y préparer recevront la même éducation. » (5) L'esprit de ses lois, Ferry le résuma dans une lettre qu'il adressa, le 27 novembre 1883 aux instituteurs pour leur rappeler les obligations qu'elles imposaient et notamment la première d'entre elles: « donner à vos élèves l'éducation morale et l'instruction civique » et, ainsi
« d'assurer la liberté de conscience et des maîtres et des élèves, de distinguer enfin deux domaines trop longtemps confondus : celui des croyances, qui sont personnelles, libres et variables, et celui des connaissances, qui sont communes et indispensables à tous, de l'aveu de tous. » (6)

Affranchir les consciences de l'emprise de l'Eglise

L'Ecole de Jules Ferry est donc manifestement née de la volonté de sortir de la tutelle de l'Eglise, et de former les futurs citoyens en dehors des prêtres. Car dans l'esprit des républicains des années 1880, l'instruction publique doit être l'outil qui permettra la consolidation de la toute jeune 3e république. Ils veulent laïciser l'école pour « affranchir les consciences de l'emprise de l'Eglise et fortifier la patrie en formant les citoyens, toutes classes confondues, sur les mêmes bancs. » (7) Alors, ils libèrent l'enseignement de l'influence des religieux en créant dans chaque département, des écoles normales pour assurer la formation d'instituteurs laïcs destinés à remplacer le personnel religieux (loi du 9 août 1879 sur l'établissement des écoles normales primaires). Dans le même temps, les personnalités étrangères à l'enseignement, et notamment les représentants de l'Eglise, seront exclus du Conseil supérieur de l'instruction publique (loi du 27 février 1880 relative au Conseil supérieur de l'instruction publique et aux conseils académiques). (7) Puis la loi du 16 juin 1881 établit la gratuité absolue de l'enseignement primaire dans les écoles publiques et oblige les instituteurs à obtenir un brevet de capacité pour pouvoir enseigner dans les écoles élémentaires. Enfin la loi du 28 mars 1882 sur l'enseignement primaire obligatoire oblige les enfants des deux sexes à fréquenter l'école de 6 à 13 ans. (7) Dans l'immédiat, les lois scolaires de Jules Ferry apportent peu de changements. Le caractère obligatoire de l'enseignement ne fait qu'entériner un mouvement de scolarisation de masse déjà commencé. La véritable plus-value de ces textes porte sur la scolarisation des filles et des enfants des campagnes, que les parents sont obligés d'envoyer à l'école alors qu'ils préféraient les voir participer aux tâches ménagères ou travailler dans les champs. La loi Camille Sée du 21 décembre 1880 avait déjà fait un pas en ce sens en organisant l'enseignement secondaire des jeunes filles. Quant aux religieux, ils restent en fonction dans les écoles élémentaires après l'obtention du brevet de capacité. C'est la loi du 30 octobre 1886 sur l'organisation de l'enseignement primaire qui les en écarte en ordonnant la laïcisation progressive du personnel des écoles publiques. (7)

Qu'en est-il aujourd'hui ? L'évaluation, PISA

Un des objectifs de l'école est d'effacer les inégalités sociales. Or, elle n'y parvient pas et, pire, elle s'en éloigne comme le prouve l'évolution du système français dont les résultats sont régulièrement évalués dans le cadre du Programme international pour le suivi et les acquis des élèves (PISA). Réalisé tous les trois ans dans 65 pays pour mesurer les acquis des élèves de quinze ans, il permet d'analyser les performances des pays de l'OCDE en matière éducative. Les résultats de la dernière évaluation, ne confirment pas seulement le médiocre classement de la France -qui se situe en 22e position sur 65 pays-, mais montrent que la situation ne cesse de se dégrader. Pour la maîtrise de la langue, les jeunes Français reculent en une décennie du 12 e au 18 e rang : un tel handicap de compréhension explique évidemment la médiocrité des résultats dans les autres matières. Pour autant, la France se caractérise par une proportion de bons élèves nettement supérieure à la moyenne. En fait, c'est la proportion des élèves en très grande difficulté, qui passe en dix ans de 15 % à 22.5 % dans les deux domaines de la « compréhension de l'écrit » et des mathématiques, qui explique ce recul. La cause du malaise n'est donc pas à rechercher dans la qualité pédagogique de l'enseignement, mais dans les inégalités culturelles de départ, liées notamment à l'immigration et à la ségrégation urbaine. Pour faire court, nous dirons qu'aujourd'hui : plus d'un collégien sur 5 sait à peine lire et compter d'où un creusement des inégalités. 40 % des élèves quittent le système sans avoir le bac tandis que 20 % des élèves scolarisés quittent chaque année l'école sans diplôme. Seulement 20 % d'une classe d'âge entreprend des études longues. Aujourd'hui, force est de constater que l'école française oublie l'essentiel : lutter contre les inégalités sociales. Fondé par Claude Bébéar, l'Institut Montaigne est un Lieu de réflexion et de débat sur les enjeux de la société qui réunit des personnalités de la société civile. Il s'est livré à une analyse des résultats de l'évaluation PISA. Il stigmatise « le caractère de plus en plus inégalitaire de notre système, incapable d'atténuer l'impact socio-économique sur les performances scolaires des élèves. » Le constat est brutal : « élitiste, notre système a vu les inégalités se creuser depuis une dizaine d'années, alors que l'école a longtemps été présentée comme un ascenseur social au service de l'édifice républicain. Or l'école n'est plus un instrument émancipateur qui, par la méritocratie, permettait aux individus de s'arracher à leurs conditions sociales, quelles que soient leurs origines. »

Résultat, en France, l'impact du milieu socio-économique sur la performance est très fort et « supérieur à la plupart des pays de l'OCDE. » Pourtant des pays comme l'Allemagne ou les Etats-Unis, « qui sont partis de plus loin que nous et qui aujourd'hui ont non seulement amélioré leurs performances, mais ont réduit l'influence du milieu d'origine sur les résultats scolaires. »

Il faut en effet noter que dans le cadre de l'enquête PISA 2009, 13 % des élèves soumis aux épreuves PISA sont issus de l'immigration. Malgré une amélioration de la performance en lecture entre les élèves issus de la première et de la seconde génération, 35 % des élèves de la deuxième génération sont en grande difficulté. « Pour un pays qui, du débat sur l'identité nationale à celui sur le niqab, semble se préoccuper de la question de l'intégration culturelle, la portée des résultats PISA sur la capacité de l'école française à demeurer un espace d'intégration sociale a trouvé un bien faible écho » souligne l'Institut Montaigne. Même si, selon Leyla Arslan, chargée d'études à l'Institut Montaigne, « plus les enfants issus de l'immigration ont le sentiment de bénéficier d'une ascension sociale grâce à la réussite scolaire, plus ils conçoivent leurs identités et appréhendent leur place dans la société de façon souple et apaisée. » (8) « Ces évaluations mettent donc en évidence, à côté d'une assez belle élite, un rebut important de très faible niveau, constitué par des jeunes originaires de milieux sociaux défavorisés. L'influence du milieu d'origine sur les résultats scolaires est avérée ; en même temps il apparaît que c'est l'enseignement privé qui obtient les meilleurs résultats. Ces constatations ne font que renforcer la conviction que notre Système d'enseignement n'est plus du tout républicain. Quand on pose la question de savoir s'il faut une école de masse ou une école d'élites, le républicain répond qu'il n'y a pas à choisir : l'école républicaine doit éduquer la masse pour en dégager les véritables élites. »

Quid des principes fondateurs de l'école républicaine ?

Aujourd'hui, les principes fondamentaux portés par les pères de la IIIème République (l'école constitue la fondation sur laquelle peut se construire la démocratie ; l'école républicaine est fondement de la laïcité ; elle est garante de l'unité nationale) sont-ils toujours d'actualité ? L'école continue-t-elle à former des citoyens de la République ? Nous en doutons car tout n'est pas une simple question d'enseignement, si l'éducation complète l'enseignement, il n'y a pas que l'éducation fondamentale, il y a l'éducation sociétale : celle qu'appelaient de leurs vœux les penseurs des lumières, les théoriciens de la république et les pères de l'école publique. Quelle est alors la mission dont doivent s'acquitter les enseignants ? Le ministre de l'Education nationale, Luc Chatel a récemment annoncé que les principaux de collèges et proviseurs de lycées pourront avoir droit à une prime de résultat comme « cela se fait dans toutes les entreprises du pays. » Est-ce à dire que les établissements scolaires vont devenir comme les entreprises maitres du recrutement de leurs cadres -les enseignants- et de leurs clients -les élèves ? Est-ce à dire que les établissements scolaires vont devenir les seuls décideurs des produits -l'enseignement et les programmes- qu'ils diffusent et de leur budget ? Pourquoi pas, si telle est la volonté de ceux qui ont placé ces hommes aux pouvoir? Mais où est l'école de la République telle qu'elle fut imaginée par Jules Ferry il y a 150 ans ? Qu'attendent aujourd'hui ceux qui confient leurs enfants à l'école de la République ? Un métier pour leur enfant. « Mon enfant n'est pas fait pour le système scolaire ; il veut être mécanicien ou cuisinier ou couvreur » entend-on dans les conseils de classe. La crainte du chômage est telle qu'ils sont de plus en plus nombreux qui choisissent la carte de l'apprentissage qui permet de décrocher un emploi. Or, plus ils seront nombreux à choisir cette voie, plus la sélection sera sévère. Et c'est par la connaissance qu'elle s'opèrera. Ceux qui en manquent resteront au bord du chemin. Les objectifs de l'école républicaine lorsqu'elle fut créée n'étaient pas seulement de développer les capacités individuelles de chacun, pour qu'il s'intègre au monde professionnel. C'est pourtant ce qu'elle devient.

Et les enseignants dans tout ça ?

Autrefois Hussards noirs de la République chargés d'enseigner les valeurs portées par elle, ils ont aujourd'hui le sentiment d'être les soldats désarmés d'une armée en déroute qui ne sait plus quelles sont ses véritables missions. Dans l'Argent (1913), Charles Péguy raconte ses souvenirs d'enfant à l'école primaire annexe de l'Ecole normale de garçons d'Orléans qu'il fréquenta de 1879 à 1885. Il décrit ainsi les Élèves-maîtres en formation professionnelle : « nos jeunes maîtres étaient beaux comme des hussards noirs. Sveltes, sévères, sanglés, sérieux et un peu tremblants de leur précoce, de leur soudaine omnipotence. » Ainsi vêtus, pour bannir « toute ornementation et tout superflu », ils étaient écrit Péguy comme les soldats d'un « régiment inépuisable », portant « un uniforme civique », ils étaient issue de cette École normale qui « était comme un immense dépôt, gouvernemental, de jeunesse et de civisme » et investis d'une véritable mission : instruire la population française.

Deux siècles plus tard, qu'en est-il ? Ces soldats pacifiques et désarmés remplissent leur mission dans une société où deux lois prévalent : celle du plus fort et celle de la réussite individuelle. S'y ajoutent, un peu comme les conséquences de ces deux principes : le malaise des banlieues, la violence scolaire, l'illettrisme, la montée d'un certain populisme et le développement d'un fondamentalisme religieux qui franchit les porches des écoles. Les enseignants doivent faire face à tout cela à la fois. En ont-ils les moyens ? Ils ont la certitude que non ! « Les sentiments qui se produisent entre le maitre et l'élève sont assurément de très haute qualité ; il importe beaucoup qu'on les distingue des autres sentiments. Il s'y trouve d'un côté l'admiration, qui est un goût du sublime et de l'autre une fraternité très haute, toute fondée en esprit et qui égalise, dans l'action d'instruire celui qui sait et celui qui ignore. » Ainsi parlait, en 1929, Alain des relations qui devaient exister entre maîtres et élèves. (9). On en est bien loin aujourd'hui.

On charge l'école d'assumer toute l'éducation

« L'éducation nous dit ce même Alain (10) consiste à faire passer un individu de l'enfance à l'adulte et à l'intégrer dans la société. » Il en liste les moyens. Pour lui, cela passe par la « culture, par l'apprentissage de valeurs communes à la société ou par l'apprentissage de savoirs (mathématiques, histoire, etc.). L'éducation forme des individus, transforme des esprits. L'éducation, qui peut être pratique ou théorique, peut être donnée par la famille ou par l'école. Dans les sociétés modernes, on charge l'école d'assumer (quasiment) toute l'éducation. » Ces mots, datant de 1924 sont, aujourd'hui, d'une cruelle actualité. « Les temps sont loin où l'instituteur remplissait une vraie mission républicaine. Aujourd'hui l'école est en crise. Avec des  « professeurs des écoles » en plein désarroi, auxquels on demande tout, trop » lit-on dans Marianne (11). Citée, par ce même Marianne (11), une enseignante explique : « les parents nous demandent de combler leurs propres lacunes: ils n'ont pas le courage d'apprendre les bonnes manières à leurs enfants ? C'est à nous de les éduquer. Les gamins passent leur journée devant leur console de jeu ? Nous n'avons qu'à leur apprendre l'amour des  livres. Nous sommes plusieurs à avoir fait un test dans nos classes, auprès d'enfants de tous milieux : 50 % de nos élèves arrivent à l'école le matin en  ayant regardé la télévision. Comment voulez-vous que nous en tirions quoi que ce soit ? Comment voulez-vous que nous leur apprenions quoi que ce soit quand leur tête est déjà pleine d'un fatras inutile, mais que les parents croient indispensable pour leur épanouissement : la télé, Internet, le portable... » Comme le prédisait Alain : on charge aujourd'hui l'école d'assumer (quasiment) toute l'éducation.

Les enseignants se sentent dévalorisés

En octobre 2007, dans un sondage CSA pour le SNUipp, principal syndicat du primaire, 82 % des professeurs des écoles débutants estimaient qu'ils exerçaient un métier « plutôt dévalorisé aux yeux de la société » et 62% considéraient que la réussite des élèves est un objectif qui « ne peut pas être atteint ».

Lorsqu'il y a un siècle, ils jouissaient d'un réel prestige qui se jaugeait alors à l'aune de ce que la population estimait être leur devoir : former des hommes libres capables d'être les futurs citoyens de la République. Ils étaient également les garants du respect de la république dans les communes. Ils ont aujourd'hui l'image de fonctionnaires qui passent leur temps en vacances et enseignent le maniement de la pâte à modeler aux élèves de maternelle. D'ailleurs, en juillet 2008, le premier d'entre eux à l'époque, leur ministre de tutelle, Xavier Darcos, auditionné par le Sénat sur le budget, s'était demandé si, dans le souci d'une « bonne utilisation des crédits de l'Etat », il était logique de faire « passer des concours à bac + 5 à des personnes dont la fonction va être essentiellement de faire faire des siestes à des enfants et de leur changer les couches. » Il est bien loin le temps où le secrétariat de mairie était indissociable de l'enseignement en classe unique rurale et conférait à l'instituteur un ascendant considérable sur la population. La loi du 30 octobre 1886 sur l'organisation de l'instruction primaire, dite loi Goblet, prévoyait en effet que les instituteurs communaux pouvaient exercer les fonctions de secrétaire de mairie avec l'autorisation du conseil départemental. Ils jouissaient ainsi d'une
« position stratégique où la seule présence de l'instituteur est un symbole, et où, avec du tact et de la foi, il affirme son idéal de justice et de fraternité. [...] Là où l'instituteur est secrétaire de mairie, là la République et l'École laïque ont un ardent défenseur. Là où il est absent de la mairie, elles enregistrent un recul certain. » De même, souvenez-vous de ces instituteurs décrits par Pagnol. Plus instruits que la grande majorité de la population, respectés pour leur savoir, ils étaient des notables de la commune au même titre que le Notaire ou le Médecin.
Plus près de nous, le collectif : vive l'école publique rappelle que « l'École, c'est le lieu où nous acquérons de nombreuses connaissances et compétences. C'est là où nous avons appris à nous construire, à devenir des citoyens. [...] Si un instituteur n'avait pas convaincu la grand-mère d'Albert Camus de l'inscrire au collège, il n'est pas certain que cet écrivain aurait eu les moyens de s'exprimer comme il l'a fait. » Actuellement, notamment dans certaines villes ou certains quartiers, leur niveau de formation n'est pas particulièrement plus élevé, voire parfois inférieur, que celui des parents de leurs élèves. Des parents qui ont alors parfois du mal à imposer le respect de l'enseignant à leur chère progéniture. Alors, lâchés par leur ministre, par le Président de la République lui-même, les enseignants doutent. Ils n'ont plus de repères. Ils ont le sentiment d'être mail aimés. Ils n'arrivent plus à parler avec ceux qu'ils sont censés convaincre, les parents. Devenus « professeurs des écoles», formés aux sciences de l'éducation, ils ont perdu le contact avec la population. A qui la faute ? Certainement en partie à leur formation qui s'est éloignée de la réalité sociale. A une question que lui posait Laurent Joffrin sur le vocabulaire particulier employé dans le milieu enseignant, l'ancien ministre de l'Education nationale Claude Allègre expliquait : « c'est un volapük! A l'Education nationale, on ne parle pas français, on parle «ednat» ». Et l'ancien ministre de citer ce qu'il considère comme « sommet, [que] sont certains cours de pédagogie des IUFM. On parle, par exemple, du «référentiel bondissant»: c'est un ballon. Dans une leçon de pédagogie, on a pu écrire qu'«il faut toujours garder en cohérence le système de coordonnées personnelles avec le référentiel bondissant». Ça veut dire: en foot ou en basket, il faut savoir où est le ballon. » (12). Résultat, ceux qui ne parlent pas ce langage ne s'y retrouvent plus et le fossé se creuse tant entre les enseignants, entre les anciens et les modernes et entre les enseignants et la population. Si la qualité des enseignants est souvent mise en cause, notamment leur tenue, leurs attitudes, leurs comportements, se pose-t-on la question de leur formation. Est-elle cohérente avec l'idée d'une éducation républicaine ? Leur mission d'éducation a deux volets : instruire et former.

C'est le volet formation qui est le parent pauvre. Formons des hommes et des femmes libres : des citoyens. Ayons pour but de réaliser l'équilibre entre la liberté, l'épanouissement de l'individu, et la solidarité, la fraternité, des citoyens d'une même nation. Il est nécessaire de transmettre à travers l'école, une éducation sociale, un apprentissage du vivre-ensemble ; oui, l'école doit suppléer aux insuffisances éducatives des parents ! » On le voit, « de plus en plus est mise en avant la fonction économique de l'éducation. Il est bien évident qu'un système d'éducation, fût-il républicain, doit préparer les jeunes à la vie active et aux techniques mises en œuvre par le système économique, et même autant que possible se montrer en avance et anticiper sur l'évolution. La fonction d'intégration des individus à l'économie ne doit pas être négligée ; mais il convient de bien faire la différence et d'établir l'équilibre, entre enseignement général et enseignement spécialisé. Et c'est aussi dans cet esprit que devrait fonctionner l'orientation - formation - sélection. »

Les parents attendent de l'école qu'elle fasse réussir leur enfant et se plaignent de l'inefficacité scolaire.

« Lorsqu'on interroge aujourd'hui les professeurs un peu anciens dans le métier sur ce qui a surtout changé pour eux depuis leur entrée dans l'enseignement, écrit Jean-Pierre Obin, inspecteur général de l'Education nationale ils désignent invariablement les élèves. [...] Leur façon d'être et de travailler n'est plus la même, disent-ils, et leur comportement s'est dégradé : plus audacieux et moins travailleurs, ils n'acceptent plus d'emblée les règles et les codes scolaires,  leur motivation semble plus faible, ils travaillent plus difficilement à la maison, manquent d'attention et ne savent plus se fixer sur une activité. Certains professeurs dénoncent aussi la dégradation du climat des classes et la nécessité du travail éducatif auquel ils sont contraints. Ceux qui exercent dans certaines banlieues populaires racontent qu'il leur arrive parfois de n'être plus considérés comme des personnes singulières, mais rejetés comme des représentants indifférenciés de l'ordre établi, ou bien des corps étrangers au "territoire", ou encore les porteurs d'un savoir jugé "toxique". La laïcité semble ici et là bafouée par l'obscurantisme religieux, ainsi que par l'antisémitisme de certains élèves, qui vise leurs condisciples, mais aussi les professeurs et leur enseignement. A ce sentiment de dégradation, s'ajoute l'idée que l'institution leur impose des tâches alourdies et que leur position dans la société ne cesse de se dégrader. » (13) Dernier clou pour crucifier les « maîtres » : leurs salaires. Un professeur des écoles au premier échelon gagne 1333 € brut en début de carrière, et son confrère au dernier échelon, 3625 euros. Or chacun sait aujourd'hui que ce qui ne coûte rien ne vaut guère plus et que si les pouvoirs publics estiment qu'il n'est pas nécessaire de payer davantage les enseignants c'est qu'ils ne méritent pas plus ou, plus grave, c'est que les décideurs estiment que l'Education ne mérite pas davantage. Aujourd'hui il semble que le triple dispositif qui présidait à la création de l'Ecole républicaine : égalité/gratuité - formation du citoyen - formation d'un individu capable d'autonomie, connaisse une crise grave : la dévalorisation du statut des enseignants en est le signe le plus manifeste.

La préservation de la laïcité de la République

Enfin, dans cet espace censé être préservé qu'est l'école, les enseignants sont dépossédés d'une autre de leurs missions : la préservation de la laïcité de la République. Car il ne faut jamais oublier que si l'école républicaine est évidemment publique et gratuite, elle est aussi laïque. Depuis 1905, ce principe est un des fondements de la République, et donc de l'école, puisqu'elle doit permettre à tous de participer à la « Res Publica », la chose publique. Ce principe de laïcité, qui va bien au-delà de la simple tolérance religieuse, crée dans la classe un espace neutre, qui est la condition sine qua non de la transmission des savoirs. Or, le fondamentalisme religieux montant, bat en brèche ce principe. Au nom de la sacro sainte liberté de vivre pleinement sa religion, chacun se plie aux contraintes imposées par les cultes (fêtes religieuses supplémentaires, menus des cantines adaptés...). Le 20 décembre 2007, Nicolas Sarkozy, censé être le premier garant de la laïcité déclara pourtant : « dans la transmission des valeurs et dans l'apprentissage de la différence entre le Bien et le Mal, l'instituteur ne pourra jamais remplacer le curé ou le pasteur, même s'il est important qu'il s'en approche, parce qu'il lui manquera toujours la radicalité du sacrifice de sa vie et le charisme d'un engagement porté par l'espérance. » (14) Nous le réaffirmons ici, la liberté des individus, notamment celle de pratiquer une religion, doit rester cantonnée au domaine privé, familial, associatif, et en aucun cas n'interférer avec la vie de la communauté scolaire ; si la laïcité n'est pas apprise ici, elle ne sera ensuite jamais comprise.

Que faire ?

Comment faire alors en sorte que les enseignants jouent encore ce rôle fondamental dans le processus d'émancipation des futurs citoyens ? Comment faire en sorte que l'école redevienne ce lieu où se prépare la vie démocratique, ce lieu où se forge l'émancipation des individus, où se développe leur libre arbitre ? Alors que la société de consommation tant à dévaloriser le savoir fondamental et donc à amplifier les inégalités culturelles, l'école a-t'elle toujours un rôle important à jouer ? Certes, les liens entre la République et l'École n'ont plus la finalité qui était la leur à la fin du 19e siècle : la République n'est plus à fonder. Peut-être faut-il la consolider, où au moins ses principes fondateurs. Pour y parvenir, Jean-Pierre Chevènement, lorsqu'il était ministre de l'Education nationale, voulut défendre l'unité nationale en prônant un « élitisme républicain», et en fixant un objectif national, 80 % d'une classe d'âge au niveau du baccalauréat. Objectif louable certes ! Mais à condition que les enseignants retrouvent les conditions de la confiance et cela ne se fera que si se renoue ce pacte moral qui existait il y a un peu plus d'un siècle entre la Nation et ses enseignants. Pour cela, il faut que la France retrouve cette idée qu'elle avait du savoir et de la liberté, une idée selon laquelle il est utile à chacun de savoir qui furent Charlemagne, Louis XIV ou Charles de Gaulle. Il fallait certainement cela plutôt que de multiplier les baccalauréats...

L'Education, un bien commun et un investissement nécessaire pour l'avenir

Le 9 décembre 2010 dans une lettre ouverte, adressée notamment au Président de la République, plusieurs organisations lançaient l'Appel national pour l'Ecole Publique (15). Elles rappelaient que « l'Education n'est pas une marchandise ». « C'est, au contraire un bien commun et un investissement nécessaire pour l'avenir de notre pays » disaient-elles, exigeant « que la liberté de conscience soit respectée partout. C'est grâce à elle que les élèves aiguisent leur esprit critique et se préparent à l'exercice de leur future citoyenneté. L'École publique doit demeurer l'espace d'apprentissage du "vivre ensemble", indispensable à la cohésion sociale. » Les résultats des évaluations PISA constituent un photographie du système éducatif qu'il est important d'observer pour tirer les leçons des réformes engagées et réfléchir à ce qu'il conviendrait de faire pour combler les lacunes d'une part et rendre à l'école sa finalité. Pour y parvenir, il faut attaquer les inégalités à la racine, c'est-à-dire dès la petite enfance en mettant en place un réseau dense et bien équipé de crèches et de maternelles.

Mais il s'agit là d'un remède à long terme. « En attendant, il faut prendre acte des inégalités qui existent : le soutien scolaire, que la récente réforme a commencé à mettre en place, est une première réponse. Un rapport de la Cour des comptes recommande une solution plus radicale : briser l'uniformité du système, adapter l'offre d'enseignement aux besoins et au niveau des élèves, ce qui suppose une large autonomie des établissements en matière de programmes, de méthodes et de composition des équipes pédagogiques, ainsi qu'une stricte évaluation des résultats. Certains verront là une entorse à l'"égalitarisme républicain"-d'autres un progrès vers l'égalité réelle » peut-on lire dans Les Echos. (16) Selon l'Institut Montaigne, « il est temps d'investir dans une recherche de qualité en éducation, en lien avec ce qui se fait dans les salles de classe, afin de faire progresser la qualité des outils à disposition des enseignants. Il est temps d'investir dans le corps enseignant lui-même et lui offrir des formations (initiale et continue) à la hauteur de l'enjeu qu'est l'échec scolaire. [...] Il est temps que la volonté de tout mettre en œuvre pour vaincre l'échec scolaire soit relayée par une volonté politique. » Analysant les résultats de la dernière évaluation PISA, Éric Charbonnier, expert à la direction éducation de l'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) estime que la formation des enseignants doit être « un mélange de compétences académiques et de capacités pratiques à enseigner. ». Alors que la France a réduit la formation pédagogique à la portion congrue, il cite la Finlande qui, par exemple, a mis en place des formations très poussées et le Portugal où la pédagogie a été revue pour prendre en compte la difficulté scolaire. Deux sociologues, Christian Baudelot et Roger Establet, analysent les résultats des évaluations PISA. Selon eux, « la situation ne s'améliore pas, car rien n'a été fait, les gouvernements ayant mis les (précédentes) enquêtes Pisa sous le tapis. [...] Le nombre d'enfants en grande difficulté scolaire a augmenté de 15% en 2000 à 20% en 2009, c'est énorme. On est dans un système élitiste depuis toujours qui favorise la sélection et laisse tomber ceux qui ne suivent pas. On est dans une logique "pédagogues contre élitistes", persuadés qu'il faut choisir entre école de masse et école d'élite. Or ce que montre Pisa - et c'est révolutionnaire -, c'est que l'un et l'autre vont de pair: les pays qui ont beaucoup de bons élèves sont aussi ceux qui ont réussi à diminuer l'échec scolaire. Le Japon et la Finlande font des efforts énormes pour ne pas laisser les plus faibles à la traîne. En France, les plus faibles sont aussi pour l'immense majorité des garçons, un phénomène social extrêmement inquiétant, car cela favorise la délinquance, l'asociabilité. » (17)

Les enseignants : des "frères aînés"

Il faut redonner leur place aux enseignants. Revenons à ce qu'écrit Jean-Pierre Obin. « Dans une société où l'égoïsme prévaut et où le civisme n'est plus qu'un concept oublié, les futurs citoyens n'ont-ils pas besoin d'être éduqués, guidés ? De "frères aînés" selon le mot de Gambetta ? » (13) Il est ici fait allusion à un discours que Gambetta prononça le 26 septembre 1872 à Grenoble. Ecoutons-le. « Il n'y a qu'une certaine partie de la démocratie qui ait la passion et le souci des choses et des actes des hommes publics. C'est donc à ces hommes plus avisés et plus éclairés qu'il appartient dans une certaine mesure, librement, sans pression, de se faire les instituteurs, les éducateurs, les guides de leurs frères moins avancés du suffrage universel, de ceux qui ont moins de loisir et de lumières. » Le rapprochement avec les « grands frères » qui encadrent les jeunes des banlieues n'est certainement pas anodin. Aujourd'hui encore « le référentiel des compétences attendues chez un professeur des écoles précise qu'il doit être un fonctionnaire porteur des valeurs de la République, connaissant les exigences de la fonction enseignante et de la responsabilité qui s'y attache, comprenant l'importance d'une éthique professionnelle » rappelle Yves Bottin, inspecteur général de l'éducation nationale.

Il ne faut donc avoir de cesse d'améliorer le statut et la formation des enseignants : l'exemple récent de la suppression du stage de lauréats du CAPES et de l'agrégation est caractéristique du mépris dans lequel on tient les futurs maîtres.

La formation du citoyen au cœur du projet de l'école primaire

Selon Yves Bottin, inspecteur général de l'éducation nationale, il faut revenir à la « formation du citoyen » qui est au « cœur du projet de l'école primaire et constitue une compétence à la fois fondamentale et transversale du savoir républicain » car, « pour les républicains fondateurs de l'école primaire, la démocratisation réside dans la dignité que confèrent la citoyenneté, l'estime et le respect qu'elle induit. » (13) Il convient également de tenir compte d'une donnée incontournable : la démographie. La centralisation jacobine de l'enseignement primaire selon Jules Ferry s'est décentralisée pour permettre la gestion d'un système dont les effectifs ont considérablement augmenté. Il y avait 3,7 millions d'élèves dans les écoles primaires publiques en 1930 (4,5 millions si l'on y ajoute ceux de l'enseignement privé). Ils étaient 5,9 millions dans les écoles élémentaires et les collèges publics en 2001 (7,1 millions si l'on y ajoute les élèves de l'enseignement privé). A la rentrée 2009, le ministère de l'Education nationale dénombrait près de 12 millions d'élèves dans les écoles et les collèges dont 10 millions dans le public. Se pose ainsi inéluctablement la question des moyens attribués à l'Education nationale dont le budget représente le quart de celui de l'Etat (132,1 milliards d'euros en 2009). Dans « École républicaine et école démocratique » (13), Alain Michel, inspecteur général de l'éducation nationale décrit les quatre objectifs de l'école qui, en substance, sont : transmettre une culture universelle qui permet de dépasser les clivages sociaux ou locaux ; rester un espace social neutre dont le rôle premier est de maintenir la cohésion sociale ; sélectionner les élèves indépendamment de leur origine sociale et selon le principe de l'égalité des chances et enfin favoriser la formation à l'autonomie afin de renforcer la fonction de socialisation de l'école. Il convient donc, pour combattre la dérive actuelle, de défendre les valeurs citoyennes en réagissant contre l'aggravation des inégalités et en s'opposant au refus implicite des pouvoirs de droite successifs de former des citoyens responsables, pouvoir qui dévoie délibérément l'héritage de Ferry.

Assumer l'héritage mais en l'adaptant à la réalité de la société actuelle :

Et ce d'autant plus que l'Ecole de Ferry ne concernait que le primaire, champ de la lutte pour la laïcité et la formation du citoyen. Alors si l'accord se fait sur l'objectif, éduquer la masse pour dégager une élite, la question reste posée : quelle Ecole pour quelle République ? Car la société est devenue multiculturelle, et l'école a du mal à faire face : on en arrive à ce paradoxe, les parents mettent leurs enfants dans les écoles privées pour les protéger. Il faut donc proposer d'autres voies que la seule intégration uniforme et centralisatrice. Plusieurs pistes ont été parfois évoquées : « l'affirmative action » sur le modèle américain (la discrimination positive) -et à cet égard le cas de Sciences Po qui réserve des places aux étudiants issues de Zones d'éducation prioritaire est exemplaire- une plus grande autonomie accordée aux établissements, un développement significatif de l'enseignement pratique.

Nous estimons « qu'une éducation républicaine devrait s'inspirer du principe d'égalité : égalité d'accès au savoir, égalité des chances d'accéder aux niveaux les plus élevés de l'instruction, à combiner avec le principe d'élitisme républicain. Ce qui a beaucoup nui à l'école publique, abusivement comprise comme génétiquement républicaine, c'est l'alibi de recherche de l'égalitarisme ; comme si tous les individus avaient les mêmes aptitudes à assimiler le savoir et à apprendre les comportements. Dans un système d'éducation réellement républicain, tous les jeunes se verraient offert le même accès au savoir, des mesures de compensations rétabliraient l'égalité des chances pour ceux que la situation sociale issue de leur naissance défavorise. Enfin l'élitisme républicain sélectionnerait les plus capables de remplir les diverses fonctions de la société. Pour cela le service public de l'Éducation devrait mettre en œuvre un système continu d'orientation - formation -sélection. » C'est pourquoi nous pensons qu'une éducation républicaine devrait être une éducation humaniste comportant une formation du citoyen à l'esprit républicain. L'esprit républicain résulte d'une adhésion à la laïcité et aux comportements générateurs de cohésion nationale. Une question se pose tout de suite : vouloir donner à tous les citoyens une éducation républicaine, cela est-il compatible avec la division entre enseignement public et enseignement privé ? Et encore plus : est-ce compatible avec des écoles religieuses ? Il semblerait que le principe de laïcité exige que le religieux soit exclu de l'enseignement républicain, pour être laissé à la discrétion des familles et des associations cultuelles. Les promoteurs de l'École laïque avaient pour cela attribué une journée de la semaine, le jeudi, à l'enseignement religieux donné hors l'école, il y aurait lieu d'en rester là.

L'école, un « sanctuaire »

L'école doit ainsi être un espace dédié, isolé de son environnement immédiat, un
« sanctuaire », coupé « du bruit et de la fureur du monde ainsi que des effets de mode » selon les mots de Jacques Muglioni, ancien doyen du groupe de philosophie de l'Inspection générale de l'Education nationale. « Le rôle fondamental de l'école n'est pas de s'adapter à l'évolution de l'économie et de la société, ou à une "demande" sociale, cette terminologie étant considérée comme directement importée de l'idéologie du libéralisme économique et du langage managérial » insiste Jacques Muglioni pour qui, « le rôle essentiel et spécifique de l'école est d'apprendre à penser à partir d'études disciplinaires, d'une réflexion sur les textes des grands auteurs, grâce aux leçons données par des maîtres dévoués à leur mission de former des citoyens lucides. » (13) De même, « pour remédier aux inégalités sociales, il faudrait rendre l'école publique réellement gratuite : scolarité, livres et matériel scolaire, cantine, internat, logements d'étudiants... Les bourses n'intervenant qu'en complément pour permettre une vie décente à ceux que leur famille ne peut pas soutenir. Un soutien scolaire gratuit compenserait pour ceux-là les cours particuliers que les parents ne peuvent pas payer et une ouverture culturelle, un accès aux arts, devrait pouvoir leur être offerte de même. » Et, pour revenir aux fondamentaux, elle doit prendre en compte la diversité culturelle et sociale des élèves et s'interroger sur ce que doit être le principe de laïcité. Or, cette question de la laïcité est tellement délicate qu'elle est en train, dans notre pays, de devenir un enjeu de la prochaine élection présidentielle. Actuellement, bien qu'une loi ait été votée, force est de constater que, pour ce qui est, par exemple du port du voile islamique à l'école, la responsabilité est renvoyée aux responsables du terrain qui auront assurément du mal à adapter la loi aux circonstances locales. Enfin pour l'avènement d'une éducation républicaine, une question de principe préalable nous paraît se poser : Cela impose-t-il un véritable service public (républicain) de l'éducation ? Ou-bien cela est-il compatible avec l'école privée, l'école confessionnelle, les grandes écoles et les universités sponsorisées ? Marcel Gauchet est directeur d'études à l'Ecole des hautes études en sciences sociales. L'école doit, selon lui, « former pour l'avenir des esprits capables d'opérer ce partage entre les convictions singulières, les intérêts privés, et la vraie compréhension rationnelle de ce qu'est un régime de la délibération en commun. Il s'agit pour chaque citoyen de s'identifier à la communauté citoyenne pour définir ce qui est bon et juste pour elle. » (13) C'était bien là l'ambition de Jules Ferry.

Franck GOUGEON

Le 27 mai 2012

 

Bibliographie

1 - Victor Hugo, Les Misérables, Tome 1 - Un juste - 1890 ;

2 - Montesquieu - De l'Esprit des lois - livre IV, chapitre V - 1748 ;

3 - Condorcet - Journal d'Instruction sociales - 1793 ;

4 - Discours de Jules Ferry du 10 avril 1870 ;

5 - Platon - La République ;

6 - Jules Ferry, Lettre aux instituteurs, 27 novembre 1883,

7 - Sénat.fr - Les lois scolaires de Jules Ferry ;

8 - Leyla Arslan, Enfants d'Islam et de Marianne : Des banlieues à l'Université (PUF, 2010)

9 - Alain Propos 495 sur l'éducation 24 août 1929 ;

10 - Alain Propos 413 15 août 1924 ;

11 - Marianne n° 582 du 14 au 20 juin 2008 ;

12 - Laurent Joffrin  et Claude Allègre - Toute vérité est bonne à dire, Fayard / R. Laffont ;

13 - in La revue de l'Inspection générale - dossier : École et République

14 - Nicolas Sarkozy Salle de la Signature du palais du Latran, Rome (Italie) 20/12/2007 ;

15 - Lettre ouverte des organisations signataires de l'Appel national pour l'Ecole Publique
(A ET I, ACTION ET DEMOCRATIE, ADFE, ADLPF, AFPEN, ANATEEP, APAJH, APERF, CDPEPP,    CEDEC, CGT EDUCACTION, CNAFAL, CONVERGENCE REPUBLICAINE, DDEN, FAEN, FCPE, FERC CGT, FGR
FP, FLE , FNER , GDID, L'APPEL DES APPELS, LMDE, RNCE, RNP, SEUNSA, SGL, SIEN, SNASEN, SNCL, SNEA , SNETAA EIL, SNIES, SNMSU, SNPDEN, SNPSYEN, SNPTES, SUDEL, SUP'RECHERCHE, UDAS, UFAL, UNEF, UNL, UNSA, UNSA LABOS EDUCATION, UNSA MAIF, UNSA TECHNICOLOR, UNSAEDUCATION.)

16 - Les Echos - Les Echos de Favilla - L'école des inégalités - 14 décembre 2010

17 - Christian Baudelot et Roger Establet, L'élitisme républicain
(Le Seuil, La république des idées - 2009)

 

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