Pour une société du progrès humain,

Il faut construire les formations et l’éducation comme des parcours initiatiques à l’éveil de la conscience individuelle et collective

Réunir tous les êtres humains dans la fraternité et dans la paix, voilà qui serait un véritable progrès.

Voilà aussi qui semble parfaitement utopique au plus grand nombre. Et pourtant que de progrès n’avons-nous pas fait dans ce sens ; certes insuffisants et limités ?

Mais ne faut-il pas aujourd’hui tirer les enseignements des échecs rencontrés dans la mise en œuvre de notre idéal, plutôt que de céder ? C’est ce que j’entends personnellement par Croire au progrès. C’est conserver une philosophie qui cherche le meilleur pour l’homme mais aussi, dans le même temps, interroger cette philosophie et la mettre à l’épreuve de l’examen des faits de notre histoire et des données nouvelles de la science.

Bien-sûr, dans un monde complexe, où toutes les cultures ont développé de nombreux savoir, intégrer des connaissances nouvelles et influer sur l’organisation et le destin des humains de manière positive n’est pas affaire simple. Développement, au sens d’évolution, signifie bien souvent divergence. Il faut observer que le véritable développement humain, c’est-à-dire le dialogue et le partage des cultures, sans préjudice des autonomies, ne va pas de soi.

Pourtant c’est bien la question d’une co-construction qui se pose. Celle de l’identification d’une humanité partagée universellement et d’un ensemble où le consensuel se construirait sans préjudice du débat et des rivalités.

Dès ceci énoncé, nous savons bien que ce n’est pas le progrès technologique, qui peut nous aider, mais bien les progrès de l’esprit humain, tant il est vrai que ce n’est pas l’outil mais l’homme qui tout à la fois querelle et peut rendre justice.

Chaque être humain porte en lui la part de lumière et la part d’ombre susceptibles de porter le projet, ou de le mettre en péril.

Pour aborder de manière synthétique ce problème complexe, je suis parti du défi éducatif des Lumières, dont Condorcet s’est fait le porteur le plus éminent.

Tout d’abord, le constat que je fais et que je voudrais partager avec vous est que malgré les efforts répétés pour mettre en place un système éducatif propre aux idéaux des Lumières, celui-ci n’a pu réellement voir le jour. Probablement d’abord du fait d’une opposition réactionnaire, parce que l’instrumentalisation du système éducatif permet l’accès au pouvoir. Mais aussi probablement du fait d’une connaissance scientifique insuffisante des ressorts qui animent l’être humain.

Cette première évaluation se confirme par les progrès des sciences cognitives. Celles-ci éclairent les constats, qui peuvent être faits par chacun et qui montrent que la conscience humaine intervient en effet de manière contrastée selon les personnes et les situations, laissant parfois une place prédominante à la distraction et à l’inconscient, plutôt qu’au devoir d’acquérir les objectifs souhaitables pour l’humanité. L’individu défend volontiers des intérêts directs individuels et catégoriels. Il a plus de mal à prendre en compte le besoin pourtant impérieux, quoique plus élevé, complexe et lointain, de l’intérêt général, de l’Etat-nation, et plus encore de l’humanité.

Quiconque fait le constat de cet état de fait s’interroge alors sur les possibilités de remise à plat des systèmes de formation et de sélection, démocratiques et républicains, à mettre en place pour favoriser un véritable progrès des consciences individuelles et collective. La dimension éducative de la formation et notamment les modalités permises par l’initiation ne sont-elles pas à examiner avec sérieux et n’ont-elles pas été négligées, devant le « magnifique et fascinant » effet de levier technologique produit par les pédagogies d’enseignement ? C’est ce que je souhaiterais examiner avec vous

L’education en question

Le travail de Condorcet, dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, embrasse l’ensemble des dimensions de l’esprit humain. L’espérance qu’il a des progrès qui devraient se réaliser, a souvent été amplifiée par l’idéologie politique et semble excessive au regard de ce que nous pouvons observer aujourd’hui :

« Ainsi, le tableau des progrès de la philosophie et de la propagation des lumières, dont nous avons exposé déjà les effets les plus généraux et les plus sensibles, va nous conduire à l’époque où l’influence de ces progrès sur l’opinion, de l’opinion sur les nations ou sur leurs chefs, cessant tout à coup d’être lente et insensible, a produit dans la masse entière de quelques peuples, une révolution, gage certain de celle qui doit embrasser la généralité de l’espèce humaine[1]. »

Mais les réflexions de Condorcet contenaient aussi en elles-mêmes des avertissements à se préserver de certains excès idéologiques :

« Toutes les erreurs en politique, en morale, ont pour base des erreurs philosophiques, qui elles-mêmes sont liées à des erreurs physiques. Il n’existe, ni un système religieux, ni une extravagance surnaturelle, qui ne soit fondé sur l’ignorance des lois de la nature[2]. »

Or nous ne connaissons pas et ne connaitrons probablement jamais la totalité des lois de l’univers. Les idées politiques relèvent donc d’abord d’approximations qui conduisent le philosophe à la tolérance. Mais elles constituent aussi un champ de lutte entre des intérêts individuels et collectifs plus ou moins rationnels, qu’il ne faut pas négliger.

Comment sommes-nous passés du temps des lumières aux ombres du 20ème siècle et à l’incertitude du 21ème ?

Les idées de Condorcet sont un sommet conceptuel de la philosophie des Lumières. Il a notamment développé ses idées dans ses Cinq mémoires sur l’instruction publique[3]. La phrase la plus célèbre de ces mémoires est peut-être que : « L'instruction suit l'homme dans tous les âges de la vie, et la société ne voue à l'ignorance que celui qui préfère volontairement d'y rester[4] ».

Mais la Révolution française, qui met à bas la monarchie ne parvient pas à engendrer une république stable. C’est Bonaparte avec le Consulat, qui concrétisera en partie politiquement l’universalisme des Lumières et les idées de Condorcet, notamment par la loi de 1802 sur les lycées et les écoles spéciales.

En effet, durant toute la période révolutionnaire, le débat sur l’instruction publique a été mené sans qu’aucune décision concrète ne puisse entrer en application dans le long terme. La seule réussite en la matière est la création de l’Ecole centrale des travaux publics, qui devient Ecole polytechnique en 1795. Aussi le tribun Jard-Panvillier, chargé de défendre le projet de loi sur l’instruction publique de Floréal de l’an X (mai 1802) en fait-il le constat :

« Le plan prononcé par l’illustre Condorcet offrait une sorte de luxe d’instruction qui était peut-être digne de la nation éclairée à laquelle il le destinait, et de la fin d’un siècle où les sciences avaient fait tant de progrès et s’étaient si généralement répandues ; mais il était d’une exécution presque impossible[5]. »
Par cette loi « se trouve réalisé le principe posé par le citoyen Talleyrand, que dans une société bien organisée, quoique personne ne puisse parvenir à tout savoir, il faut néanmoins qu’il soit possible de tout apprendre. »
« L’institution vraiment libérale d’un grand nombre d’élèves nationaux dans les lycées et dans les écoles spéciales, sera un grand objet d’émulation. On peut calculer ces heureux effets sur ceux de l’Ecole polytechnique ».

Nous voyons donc ici se tracer un pan de de l’évolution du système éducatif de la France.

Mais à partir de 1805, l’Empire de Napoléon va progressivement coïncider avec l’effacement, en France et en Europe, de l’universalisme philosophique, par l’arrivée de l’Empire et par l’influence du romantisme artistique et des nationalismes. On date en effet le réveil du nationalisme allemand aux suites de la bataille d’Iéna en 1806, où les troupes françaises annoncées en libératrices du peuple se sont comportées de manière prédatrice, créant un très fort ressentiment.

Ce sont ainsi les déviances du pouvoir qui font échec àux progrès de l’institution de la connaissance

Une revue rapide de l’histoire de la formation et de l’éducation en France nous montre que l’idéal éducatif des Lumières, explicité par Condorcet et amorcé par le Consulat a rapidement été contré et détourné.

Durant la période des restaurations (1815 – 1850), on assiste au retour des religieux dans l’enseignement et le système à visée universelle de sélection sur examen et classement dans les départements pour l’accès aux écoles spéciales est modifié au profit d’un concours ou les aspects éducatifs sont déterminants et permettent ce qui s’apparente à une « rationalisation monarchique » de sélection des élites.

Nous ne détaillerons pas les nombreuses avancées, efforts de redressement et progrès concrets que produit la troisième République, que nous connaissons bien.

Dans la période contemporaine, nous pouvons dire que conservatisme et instrumentalisation politico-économique ont sclérosé le système éducatif et relativement dévoyé le système de formation et d’accès aux responsabilités. Malgré les efforts de l’immédiat après-guerre et de la première Vème République pour mettre en place un système égalitaire et républicain, nous pouvons observer pour faire court mais significatif, comment la carte scolaire est instrumentalisée et comment l’ensemble des formations du secondaire s’oriente vers le professionnel et l’économique en négligeant le citoyen.

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Au premier regard, nous pourrions identifier essentiellement ici l’échec d’un combat politique entre, pour simplifier, un parti progressiste et un parti conservateur. Mais nous n’avons observé ici que le prisme de l’histoire politique. D’autres champs de forces sont à l’œuvre, que notamment les sciences cognitives nous permettent d’examiner.

Nous devons aussi nous intéresser à la manière dont la conscience individuelle et collective se mobilise

Autrefois préemptée par le religieux, la notion de conscience est aujourd’hui objet d’étude scientifique.

Jusqu’au milieu du XXème siècle, la conscience était encore un concept abstrait, souvent lié au religieux, notamment pour ce qui était de la liberté de conscience. Même si Freud (1856 – 1939) avait exploré l’inconscient, aucun scientifique n’avait encore véritablement pris la conscience comme objet d’étude. L’approche matérialiste est représentée par Richard Dawkins, de la Royal society et les neurologues Francis Crick et Jean-Pierre Changeux de l’Institut de France entre autres, qui affirment dans les années 1980, que la conscience peut être étudiée scientifiquement[6].

Voyons en quoi ces travaux sont utiles pour identifier les échecs et les pistes d’un progrès possible.

La philosophie des Lumières était semble-t-il en avance et en cohérence avec ce que peuvent montrer les sciences cognitives aujourd’hui. En effet celles-ci, notamment au travers des travaux de Stanislas DEHAENE sur la conscience, montrent que, comme le suggérait Emmanuel KANT[7] dans son article : - Qu’est-ce que les lumières ? - l’être humain a la capacité  à travailler, comprendre, savoir et connaître, pour se libérer de la direction de pensée à laquelle il se soumet, notamment par « paresse ou lâcheté  », ce sont les termes de Kant. La paresse et la lâcheté sont également soulignées par Gérald BRONNER, autre cogniticien, comme étant des penchants naturels et physiologiques du cerveau.

A partir de là, il est clair que si l’être humain a la capacité à utiliser sa conscience, une incertitude demeure sur les moyens de la mobiliser à bon escient. Cela est vrai au niveau individuel, mais aussi et peut-être plus encore au niveau collectif.

Nous l’avons vu dans les années récentes, avec la montée de la production des infox, servies par des chefs d’Etat de démocraties soi-disant respectables et la montée de régimes politiques trahissant les fondamentaux de la démocratie républicaine pour en garder l’apparence tout en détournant le pouvoir. Ceci peut s’expliquer par la paresse intellectuelle et psychologique des citoyens à user de leur temps de cerveau disponible : libéré par la société providence et l’automatisation numérique, l’individu quitte le citoyen et consacre son temps à la recherche des loisirs, des jeux, de l’argent, sexe pouvoir en oubliant la réflexion complexe et de long terme de l’intérêt commun et de l’intérêt général.

En fait deux points importants méritent ici d’être soulignés :

  • D’abord, les spécificités de gestion des rivalités irréductibles et de maintien d’une continuité de base pour capitaliser sur l’expérience des régimes.

En effet, « le pouvoir est inhérent à toute société [et] une société parfaitement homogène, où les relations réciproques entre les individus et les groupes élimineraient toute opposition et toute coupure, paraît une société impossible[8]. Le constat humaniste de George Orwell et l’analyse scientifique de Gérald Bronner disent la même chose : on ne peut vraiment faire progresser la société sans tenir compte de l’existence des grands invariants qui caractérisent l’être humain. « Ne pas le faire, c’est conduire les entreprises collectives vers des formes de tyrannie, même lorsqu’on est animé des meilleures intentions[9] ».

Les Stoïciens nous invitaient déjà dans leur sagesse à savoir faire la part de ce que l’on peut changer ou non, pour éviter le malheur.

  • Le deuxième point que je voudrais souligner ici est la nécessité individuelle d’une conscience citoyenne salvatrice pour la société et la civilisation.

Ceux qui intoxiquent le font généralement par la démagogie cognitive qui s’appuie sur les frustrations en les confortant par des infox qui utilisent le biais de confirmation et installent ainsi le populisme ou tout régime autoritaire.

L’approche proprement scientifique de la conscience nous permet de comprendre que la communication politique a de tout temps consisté pour le pouvoir en place à diffuser des messages sources de charges émotionnelles contre les projets politiques de son opposition, exploitant ainsi les faiblesses émotionnelles du peuple.

Aujourd’hui, il est possible d’identifier clairement les biais cognitifs de l’homme et l’exploitation qui en est faite par ceux qui détournent médias et numérique pour manipuler leur prochain, notamment pour tirer profit – pouvoir, argent, sexe – de l’usage valorisé du temps de cerveau disponible que dégage l’automatisation et le progrès technologique. Rappelons que le « temps de cerveau humain disponible », selon l'expression formulée en 2004 par Patrick Le Lay, alors président-directeur général du groupe TF1, est ce que la chaîne de télévision TF1 vendait à ses annonceurs : « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible[10] » avait-il alors déclaré au magazine L’Express.

Des progrès sont-ils possibles, à partir de ce constat ?

Il me semble qu’à partir de là, une réflexion approfondie sur la conception de la formation de l’être humain et les attentes que l’on peut avoir dans ses prises de responsabilités au cours de sa vie est à faire. Cette réflexion doit bien-sûr s’accompagner de celle sur l’organisation permettant la meilleure valorisation par la formation des consciences individuelles et collectives.

Nous pouvons dire que l’être humain résulte des interactions et relations entre des particules, dans l’univers et le temps, d’où émanent notre conscience et nos idées. Ceci dit pour établir le continuum de la formation de l’être humain, qui se forme par ses interactions avec ce que l’on peut qualifier d’« environnement formateur ».

Ceci implique d’examiner la totalité du spectre de ce qui intervient, de la naissance à la mort.

Les interactions de l’individu avec son environnement peuvent être identifiées dans leur totalité sur un spectre à trois dimensions :

  • Tout d’abord celles qui se structurent autour des relations directes à la matière et aux actes et comportements directement en lien avec l’instrumentalisation pratique des objets physiques,
  • il y a ensuite celles relatives à la mémoire et aux savoirs théoriques intellectuels appris,
  • il y a enfin la relation que nous pouvons avoir avec cet intellect et les interrogations et arbitrages conscients que nous pouvons faire, engageant nos comportements. Il y a ici aussi toutes les pensées personnelles plus ou moins clarifiées, liées au travail de l’esprit entre conscient et inconscient.

Une telle partition présente un intérêt introspectif pour chacun : dans mes comportements, quelle est la combinaison de ces trois dimensions ? et quelle est la part de véritable conscience liée à une interrogation et à un arbitrage propre ?

Mais elle a aussi un intérêt pour l’analyse des formations et des organisations, car souvent, les questions fondamentales ne sont pas posées, car on regarde prioritairement les contenus intellectuels et l’instrumentalisation directe et de relatif court terme du système de formation et de sélection. La conscience individuelle et plus encore la conscience collective sont rarement interrogées, ou alors elles le sont de manière partisane et conflictuelle, négligeant ainsi les véritables bénéfices d’une identification des intérêts communs de long terme, qui nous indiquent, de manière tout à fait objective la nécessité de plus de fraternité humaine.

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Nous voyons donc que l’individu défend volontiers des intérêts directs individuels et catégoriels, combat qui est la résultante, semble-t-il, d’un travail partiel de la conscience ; il a plus de mal à prendre en compte le besoin pourtant impérieux, quoique plus élevé, complexe et lointain de l’intérêt général, de l’Etat-nation, et plus encore de l’ensemble l’humanité.

S’il en est ainsi, n’est-ce pas parce que les systèmes humains, éducatifs, institutionnels et autres, même élaborés, laissent une large place à l’instrumentalisation et aux résultats de court terme, que nous pouvons évaluer à l’horizon d’une vie professionnelle et encore, et souvent à l’échelle d’une communauté restreinte, sans systématiser la prise en compte de la nécessité d’amplifier les travaux d’interrogation en conscience et de pensée récursive à portée universelle, c’est-à-dire portant vers le temps long et étendus à l’ensemble de l’humanité sinon à l’univers.

Comment pouvons-nous donc amplifier cet exercice individuel et collectif de la conscience ?

Cette question nous invite à nous interroger sur les progrès qu’il est possible d’atteindre par la formation et l’identification des compétences mentales clés

L’univers qui nous entoure et nous abrite évolue en permanence et notre capacité d’adaptation nous invite naturellement à essayer d’en tirer le meilleur. Mais comment concevons-nous ce « meilleur » ?

Compte-tenu des constats qui précèdent, il me semble nécessaire, afin d’augmenter l’intelligence individuelle et collective, de rechercher comment optimiser le rapport entre les différentes forces qui tout à la fois nous contraignent et nous fascinent d’une part et la capacité de coopération humaine mutuelle d’autre part.

Car l’idéal d’une sagesse concrète ne réside pas uniquement dans la seule maîtrise des forces, mais dans une maîtrise qui jouant des forces gravitationnelles, produit de l’harmonie dans la durée.

Afin de progresser vers une conscience accrue de la complexité et induire une meilleure compréhension des possibilités de la coopération humaine, je pense qu’il est nécessaire de promouvoir des méthodes liant la réflexion de philosophie critique, l’analyse des expériences de l’histoire humaine et les données scientifiques actualisées.

Dans les organisations humaines il faut repenser les formations et sélections

Les observations qui précèdent nous invitent à penser que d’une manière générale les formations, structures et responsabilités sont trop directement techniquement instrumentalisées et insuffisamment soumises au doute méthodique philosophique. C’est en particulier le cas pour tout ce qui entoure le politique.

Les formations induisent souvent une confusion entre savoirs et science

La plupart des formations professionnelles confondent savoirs et connaissances, ou réduisent la connaissance à la mise en œuvre des savoirs acquis lors d’enseignements théoriques à prétention scientifique. Ce constat s’adresse particulièrement aux formations aux sciences politiques où l’esthétique des discours et la connaissance de l’histoire politique font l’essentiel des classements et de ce que l’on croit être des compétences.

Or, comme nous pouvons le comprendre, accumuler les savoirs est seulement la condition qui permet ensuite d’appréhender les questions complexes et les interrogations en conscience, qui permettent d’identifier tout à la fois, mais indépendamment, des raisonnements innovants et les choix éthiques de comportements, à condition de vouloir se poser les bonnes questions.

Dans ce domaine tout particulièrement complexe et stratégique pour l’avenir des sociétés, les qualifications et compétences ne devraient pas pouvoir s’arrêter à une réussite dans les enseignements théoriques, mais devraient s’appuyer sur des réalisations effectivement réussies dans le cadre de fonctions tenues et progressivement élargies en fonction des réussites non seulement pratiques et discursives, mais encore comportementales au sens éthique du terme.

Les succès et une accélération trop rapides dans les prises de responsabilités, synonymes de pouvoirs, corrompent l’esprit humain, qui comme nous le savons va rapidement aux délices de la facilité et des abus.

C’est pourquoi il m’apparaît ici nécessaire de repenser les cursus et parcours professionnels, y compris et surtout pour les plus hautes fonctions, comme des cheminements initiatiques liés à un véritable mérite républicain, plutôt qu’à la seule dimension de performance intellectuelle incluant la séduction politique.

Il faut favoriser la conscience éthique et son impact sur les comportements

Condorcet était un précurseur, en matière d’introspection :

« Ainsi, l’analyse de nos sentiments nous fait découvrir, dans le développement de notre faculté d’éprouver du plaisir et de la douleur, l’origine de nos idées morales, le fondement des vérités générales qui, résultant de ces idées, déterminent les lois immuables, nécessaires du juste et de l’injuste ; enfin, les motifs d’y conformer notre conduite, puisés dans la nature même de notre sensibilité, dans ce qu’on pourrait appeler, en quelque sorte, notre constitution morale[11]. »

Mais tout le monde s’exerce-t-il à « l’analyse systématique » de ses sentiments avant une prise de décision politique – je prends ici le terme politique au sens de décision complexe impliquant non seulement des éléments scientifiques et techniques, mais encore des responsabilités sur des groupes humains- ? Malheureusement non. Au-delà du temps qui peut manquer, il y a surtout la corruption des esprits par le désir de reconnaissance, de pouvoir, de séduction. On soulignait durant la première partie de la crise, l’incapacité de certaines sommités scientifiques à dire qu’elles ne savaient pas, ou qu’elles n’avaient pas encore toutes les données…

Ainsi sommes-nous fondés à penser qu’une personne devant être amenée à intervenir en public sur des sujets politiques, devrait avoir été formée et sélectionnée, non pas pour la force ou la beauté de son propos, mais pour sa capacité à appréhender la complexité du sujet, sous ses dimensions scientifique et éthique, c’est-à-dire à faire preuve de la sagesse requise.

Une telle approche est bien-sûr tout à fait relative. Mais la justice, l’éthique et toutes choses complexes sont toujours relatives, tout en faisant la différence entre barbarie et civilisation. Seul le barbare est absolu, car il ne connait pas la honte.

L’initiation comme modalité pédagogique de la véritable instruction

L’initiation peut se définir comme « l’introduction à la connaissance de choses secrètes, cachées, difficiles », comme le dit le dictionnaire Robert. Mais je pense qu’il est nécessaire de spécifier que cette introduction se fait par le franchissement des épreuves. Car s’il n’y a pas d’épreuve, il n’y a pas d’impulsion, pas de véritable stimulation. Les épreuves de l’initiation ne sont pas seulement là pour contextualiser une situation, vérifier des connaissances et aptitudes, mais encore et de manière aussi importante, pour provoquer les sens, les émotions et les sentiments du candidat, afin d’induire chez lui une interrogation de sa conscience sur la situation dans laquelle il se trouve et montrer sa capacité à gérer la situation. Sans oublier la dimension éthique et humaine.

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Au total, le progrès semble passer par un perpétuel questionnement de notre humanité : à quelles fins cherchons-nous à améliorer le monde ? Est-ce uniquement pour un confort égoïste ? Quel est la place réelle de l’autre et du collectif dans l’insatisfaction et la revendication qui correspond ? Qu’en est-il dans la durée, car notre environnement aussi n’est pas une ressource infinie ? C’est toute une cosmogonie qu’il faut mettre en rapport avec notre conscience du réel.

L’humain étant perfectible, le progrès en humanité, c’est-à-dire en lucidité, constance et travail de doute méthodique pour interroger sa conscience individuelle et collective apparaît comme un impératif.

Un tel accomplissement ne passe-t-il pas par un travail d’initiation au doute méthodique scientifique et éthique, qui permet une clarification de ce qui vient à l’esprit, un recul de l’inconscient individuel et collectif, qui permet de percevoir la place de l’Humain dans le temps et dans l’espace, ainsi que les possibilités de partager et d’agir conformément à l’éthique ?

Ainsi la simplicité apparente du quotidien et de nos comportements cache-t-elle une complexité, dont la mise au jour par retrait progressif du voile de l’ignorance est pour beaucoup un grand désenchantement qui décourage et rebute souvent.

Nul autre ré-enchantement que celui de l’amour de la science et de l’humain, ne permettra d’aller plus avant. La raison, impulsée par nos cheminements initiatiques, nous permet d’examiner nos connaissances et nos aspirations. Elle nous permet d’envisager la construction de la Fraternité humaine non sur l’exploitation d’idées fausses et de dogmes nés des illusions, mais sur une compréhension mutuelle sans cesse renouvelée et s’appuyant sur le réel.

Jean-François DELBOS

 

[1] ETHPEH p.192

[2] ETHPEH p.247

[3] 1791 -

[4] Cinq mémoires sur l’instruction publique, 1791 (lire en ligne) p. 172

[5] Gazette du 11 Floréal an X

[6] Collectif La Recherche, Les grandes controverses scientifiques, Paris, Dunod, 2014, 166 p. (ISBN 978-2-10-071033-1), p. 123 à 132

[7] Qu’est-ce que les lumières ? | BNF ESSENTIELS

[8] Georges Balandier (1991, p. 43-45) cité par Bronner

[9] Bronner p. 285

[10] « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c'est du temps de cerveau humain disponible » [archive], L'Expansion - L'Express, 9 juillet 2004.

[11] ETHPEH, p. 202

 

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