- : TRANSHUMANISME : Fin ou régénération de l’humanisme ?
Récemment la firme multinationale Google annonçait qu’elle commanditait des recherches sur la possibilité de détecter à l’aide de marqueurs spécifiques les risques de cancer chez un être humain afin de prévenir le développement ultérieur de la maladie.
Cette intrusion du célèbre moteur de recherche dans le domaine de la nanotechnologie médicale peut étonner. Elle n’est pourtant qu’un aspect d’un mouvement beaucoup plus vaste, à la fois fascinant et inquiétant, sur lequel les humanistes que nous sommes doivent s’interroger.
Je voudrais revenir sur ce mouvement à partir de la livraison d’octobre de la revue Philosophie magazine et du livre du philosophe Jean-Michel Besnier Demain les posthumains, paru en 2009.
Sous le titre Liberté Inégalité Immortalité : Le monde que nous prépare la Silicon Valley la Revue Philosophie magazine ouvre un dossier dont voici le chapeau :
« Il s’est noué en Californie, depuis le début du siècle, une triple alliance qui prétend changer le cours de la destinée humaine ? Dans la baie de San-Francisco s’activent de riches entrepreneurs de l’économie numérique (Google, Facebook, Amazon…), des scientifiques transhumanistes, qui, rêvant d’allonger l’espérance de vie jusqu’à l’infini, révolutionnent le marché de la santé, et, enfin, des idéologues libertariens aspirant à abolir l’Etat. Tous militent pour une rupture métaphysique. Car là où nous, Européens, avons appris à considérer le progrès technologique comme une menace, ces Américains l’envisagent comme la solution à tous les problèmes- et peut-être même à celui de la mort. Utopisme naïf ou pragmatisme prophétique ?
Par ailleurs J-M Besnier donne pour sous-titre à son livre « Le futur a-t-il encore besoin de nous ? »
Il est évidemment bien présomptueux voire impossible de répondre à ces deux vastes questions, mais il serait peut-être utile de s’interroger sur le développement de ce « nouveau monde » transhumaniste, et sur le sens et l’avenir de ce que nous continuons d’appeler l’humanisme.
L’ETAT DES LIEUX
Un fait : l’ambition mondiale des géants de l’Internet, réunis dans ce « singulier havre de recherche et d’innovation qu’est la Silicon Valley », est immense. Ils ont non seulement une « culture commune » mais un « programme » idéologique et scientifique commun.
Ils sont en train de réinvestir leurs colossaux capitaux dans des projets de recherches en nanotechnologie, biotechnologie ou intelligence artificielle dont le point de convergence est ce qu’on appelle le « transhumanisme » :
Le projet de transformer l’homme en allongeant sa durée de vie ou en augmentant ses compétences.
Ce projet a un socle philosophique, notamment ce qu’on appelle le libertarisme, une mouvance radicale du libéralisme. Deux noms : le plus connu, une femme, AYN RAND (1905 – 1982) auteure de Atlas shrugged – 2e livre le plus influent aux EU après la Bible (dixit Philosophie magazine) ! L’auteur promeut une liberté individuelle, seul et unique
fondement de la société, et considère que les restrictions qui lui sont apportées au nom de la sécurité collective ou encore de l’humanité, sont les produits d’une culture altruiste d’origine religieuse.
Cf. l’extrait d’un livre de Ayn RAND dont le titre dit tout The Virtue of Selfishness ;
« Il n’y a qu’un seul droit fondamental (tous les autres sont ses conséquences ou ses corollaires) le droit d’un homme à sa propre vie (…) Le droit à la vie signifie le droit de prendre toutes les actions requises par la nature d’un être rationnel pour la conservation, le développement, l’accomplissement et la jouissance de sa propre vie »
En vertu de la liberté absolue qu’il a sur lui-même, l’individu peut se transformer et même transformer sa propre condition. Il n’est pas tenu de préserver en lui cette « dignité » qui fondait l’image de l’homme pour les humanistes classiques et au nom de laquelle il était possible de limiter les usages de la liberté individuelle.
Le deuxième nom , un chercheur contemporain au Future of Humanity Institute , Anders SANDBERG, qui en vient à fondre transhumanisme et libertarisme en proposant le concept de « liberté morphologique » « Aujourd’hui, nous avons les moyens technologiques de modifier les fonctions, en plus de nos apparences, de faire des changements morphologiques beaucoup plus profonds (…) Ce n’est pas seulement une question d’impératifs technologiques, mais un effort réel des hommes en vue de leur autoactualisation. »
D
D’où le programme et les objectifs
Arrêtons-nous sur le programme NBIC , lancé en 2003 à l’échelon national , commandité par la National Science Foundation et par le Department of Commerce (alliance significative !) : N pour nanotechnolgie, B pour biotechnologie, I pour information, et C pour science cognitive, et l’objectif annoncé :
« Technologies convergentes pour améliorer les performances humaines »
A partir de ce programme se développent des axes de recherche qui ouvrent sur quelques prophéties transhumanistes relativement répandues aujourd’hui
Trois retiennent plus particulièrement l’attention :
$1- Les technologies de l’homme augmenté :
$1- par l’automation du travail intellectuel , le développement des robots nouvelle génération, la génomique avancée qui combine les progrès dans la science du séquençage et la modification du matériel génétique avec les dernières avancées en matière d’analyse des données ; La prochaine étape c’est la biologie de synthèse, c.à.d la possibilité de fabriquer des organismes en écrivant leur ADN.
$1- L’ingénierie de l’esprit :
$1- Pour ses promoteurs, c’est la convergence des 4 approches NBIC qui peut apporter des progrès scientifiques majeurs dans la connaissance de l’homme et son organe majeur, le cerveau. Ils ont publié un rapport au titre évocateur : « Technologies convergentes pour l’amélioration de la performance humaine »
$1- Améliorer l’espèce humaine
$1- Objectif à long terme : à l’aide des technologies améliorer l’espèce humaine. D’abord réparer l’homme et le libérer de ses vulnérabilités biologiques, puis augmenter ses capacités notamment cérébrales, pour en faire un homme beaucoup plus puissant, enfin enrayer le phénomène de vieillissement. En attendant un hypothétique « uploading », c.à.d le transfert du contenu d’un cerveau humain sur un ordinateur, sa dématérialisation dans le « cloud » ou sa réimplantation sur un robot.
Ces recherches, comme nous l’avons vu, sont sous-tendues par une véritable idéologie, exprimée notamment par la Déclaration de l’Association transhumaniste mondiale dont les deux articles suivants, très significatifs, sont extraits :
$11- Les transhumanistes prônent le droit moral, pour ceux qui le désirent, de se servir de la technologie pour accroître leurs capacités physiques, mentales ou reproductives et d’être davantage maîtres de leur propre vie. Nous souhaitons nous épanouir en transcendant nos limites biologiques actuelles.
$12- Nous prônons une large liberté de choix quant aux possibilités d’améliorations individuelles. Celles-ci comprennent les techniques afin d’améliorer la mémoire, la concentration et l’énergie mentale ; les thérapies permettant d’augmenter la durée de vie, ou d’influencer la reproduction ; la cryoconservation, et beaucoup d’autres techniques de modification et d’augmentation de l’espèce humaine.
Les transhumanistes soutiennent donc une vision radicale des droits de l’humain. Pour eux un citoyen est un être autonome qui n’appartient à personne d’autre qu’à lui-même et qui décide seul des modifications qu’il souhaite apporter à son cerveau à son ADN ou à son corps au fil des avancées technologiques. Selon eux, l’humanité ne devrait avoir aucun scrupule à utiliser toutes les possibilités offertes par la science.
L’homme du futur serait ainsi comme un site Web c.à.d. un organisme-prototype voué à se perfectionner en continu.
Google, l’un des acteurs les plus impliqués dans les projets d’humanité augmentée, est partie prenante d’un projet tout à la fois fascinant et inquiétant : l’université de la singularité. Qu’est-ce que la Singularité ? Théorisée par Vernon VINGE, mathématicien et auteur de S.F. Selon lui un événement majeur va bientôt arriver : la « singularité technologique ». Les humains vont de façon imminente- vers2030/2040 - « créer au moyen de la technologie une entité plus puissante que l’intelligence humaine ».
Dans tous les cas Vinge prévient que cette entité super-intelligente modifiera le cours de l’Histoire : il s’agira de la dernière machine inventée par l’homme, laquelle créera toutes les machines ultérieures et prendra les décisions de régulation globale (des flux financiers, des marchandises, des transports, etc.)
Avec la Singularité nous basculerons dans l’ère post-humaine.
On comprend que ces projets ou utopies grandioses posent des questions morales et politiques fondamentales :
- Comment l’éthique devra-t-elle et pourra-t-elle encadrer l’avancée de ces technologies?
$1- Avons-nous le droit de modifier l’espèce ?
$1- Que deviennent l’homme et l’humanité dans cette vision d’un futur habité de surhommes ?
$1- En somme le posthumanisme sera-t-il encore un humanisme ?
Ces questions, vous le comprenez, ne peuvent pas susciter des réponses immédiates et définitives. Elles participent d’un débat déjà engagé, dont je me contenterai de donner quelques éléments.
LE DÉBAT : LES QUESTIONS POSÉES
D’abord un problème géopolitique et économique : Les individus n’ont-ils pas une capacité inégale suivant leur situation sociale ou géographique, d’accéder à ces améliorations biotechnologiques ? Et comme ces dernières vont toucher aux éléments constitutifs de la condition humaine (la vie, la mort, la pensée, la communication), cela ne va-t-il pas porter atteinte à l’idée même d’une condition commune, fondement d’un droit commun de l’humanité ? C’est le sens des réserves émises cette année en France par le Comité Consultatif National d’Éthique) : dans un avis sur la « neuro-amélioration biomédicale », celui-ci s’inquiète : « Cela met à mal l’idée d’égalité des chances et de réussite à l’échelle de chaque citoyen et comporte un risque d’émergence d’une classe sociale « améliorée », contribuant gravement à aggraver l’écart entre riches et pauvres. »
On peut donner l’exemple de la fécondation in-vitro qui permettra sous peu d’optimiser, à la carte, le patrimoine génétique d’un embryon. Cette modification génétique sera transmissible aux générations successives. Plusieurs interrogations surgissent spontanément qui concernent la définition même de notre espèce. Par exemple si la fécondation in vitro offre ces options high-tech, quel est l’avenir de la procréation naturelle ? Quelles conséquences l’élimination des imperfections aura-t-elle sur la biodiversité humaine ? Autrement dit la standardisation génétique de l’humanité est-elle un risque systémique ?
Ensuite une question philosophique bien analysée par Jean Michel BESNIER.
La transformation du corps autorisée par la puissance biotechnique « risque de transformer l’esprit dans des proportions que l’éducation seule n’a jamais pu imaginer et ce, de manière irréversible ».
Première conséquence philosophique : la fin du dualisme cartésien et humaniste esprit/corps ; le corps devenant épiphénomène dont la cybernétique promet la suppression.
Un autre philosophe Francis WOLFF avance l’idée que parallèlement à la frontière nature /culture, c’est la frontière entre naturel et artificiel qui s’est effacée. .
On peut d’ores et déjà parler au sens technique d’une instrumentalisation de l’homme. La communication qui caractérise la vie moderne en donne des exemples quotidiens, ainsi la reconnaissance vocale fait de la voix un outil.
Dés lors se profile l’abandon de l’idéal d’autonomie qui a été l’une des principales conquêtes des Lumières, comme si « devoir tout choisir et tout décider » devenait une contrainte et qu’il était plus simple de céder à la perfection de nos machines qui peuvent nous relayer.
Le post-humanisme se caractérise donc, selon J.M. Besnier par cette logique technologique et consumériste qui banalise la manipulation de l’humain et qui favorise à la fois une augmentation du pouvoir de l’être humain et sa disparition en tant qu’être autonome.
Dés lors, si le transhumanisme conduit au post-humanisme, qui serait notre horizon plausible et même probable, il nous faut regarder en face le phénomène et remettre en perspective sinon en question l’humanisme et ses valeurs.
Et d’abord faut-il encore défendre l’humanisme ou envisager une philosophie et une morale nouvelles en phase avec le développement extraordinaire des moyens technoscientifiques ?
J.M. Besnier aborde la question en opposant deux philosophes : Jürgen HABERMAS et Peter SLOTERDIJK. Retenons de ce débat une question précise mais qui a valeur de symbole, le clonage.
Pour Habermas, le clonage reproductif conduit au naufrage de la nature humaine : si un jour prochain les clones s’intègrent dans la société, il lui paraît impossible de les adjoindre à l’espace de communication actuellement formé par les hommes, qu’il appelle « l’intersubjectivité », au-delà de ce que l’humanisme traditionnel avait circonscrit.
Le philosophe autrichien Peter Sloterdijk se place dans une perspective opposée, celle d’un posthumanisme susceptible de livrer une nouvelle échelle de valeurs. Pour lui la discontinuité métaphysique entre ce qui est né et « ce qui est fabriqué » cède désormais la place à une continuité.
Si le clone ou le cyborg venait à se développer, cela poserait le problème de l’intersubjectivité que peuvent réaliser des êtres de nature ou de facture, différentes, dans des termes que ne paraît pas imaginer Habermas.
D’autres critiques viennent de droite comme de gauche.
Celle du philosophe libéral américain Francis FUKUYAMA (qui s’est rendu célèbre dans les années 90 en annonçant la fin de l’Histoire). Dans son livre la Fin de l’Homme, il reproche au transhumanime de promouvoir une forme supérieure de l’inégalité, celle qui règnerait entre hommes naturels et hommes augmentés.
Plus à gauche, et dans une optique républicaine, les universitaires français Alain Marciano et Bernard Tourrès pensent que le transhumanisme ouvre sur un contractualisme généralisé où la société peut exister sans « bien commun », sans « vivre ensemble » autre que la juxtaposition des individus « libres » délivrés de tout devoir de solidarité.
Enfin à l’extrême –gauche, dans une revue consacrée à Orwell et Mumford sous le titre significatif La Mesure de l’Homme, Bertand LOUART écrit : « Le délire transhumaniste est le dernier projet politique et social, la dernière utopie que le capitalisme industriel est capable de mettre en avant. »
Idem pour le Dr Jacques TESTARD qui analyse le transhumanisme comme l’ultime produit du « système productiviste » et le met en parallèle avec l’eugénisme de triste mémoire.
POUR EN VENIR À UNE CONCLUSION QUI N’EN SERA PAS VRAIMENT UNE
Elle sera soigneusement balancée et prudemment rhétorique
Premier constat : Ce qui se passe en Californie est proprement fascinant et disons-le stimulant. L’énergie, la créativité des ces chercheurs, l’investissement économique mais aussi humain de ces entrepreneurs, témoignent d’une force et d’un optimisme extraordinaires. Et comment oublier les progrès extraordinaires de la médecine qui naissent de ces recherches ?
. Avec ce projet l’Amérique ne renoue-telle pas avec l’esprit des Lumières tel que le XIXe siècle en avait fait le rêve ?
Après tout la plupart des penseurs progressistes européens de ce temps, de Pierre Leroux à Auguste Comte, rêvaient aussi d’une nouvelle immortalité terrestre que la Fée électricité et l’extension des communications permettaient de réaliser.
Second constat. Mais, nous l’avons vu, cette effervescence scientifique s’accompagne d’une idéologie plus que discutable.
Les grandes entreprises qui accompagnent ces recherches ne s’avancent même pas masquées.
Il est probable que les gens de Google ou d’Amazon rêvent d’une économie de marché complètement fluide, fonctionnant sans heurts, grâce aux technologies les plus avancées.
Ne peut-on craindre que la machine devienne un modèle indépassable et incontournable et que cette utopie technicienne gomme la dimension sensible proprement humaine. ?
Jean-Claude GUILLEBAUD voit dans le transhumanisme une forme d’humanité militante, marquée par la haine du corps, de ses infirmités de ses souffrances et de ses imperfections - une haine, en somme, de ce qui fait l’homme.
Le transhumanisme, faut-il -le dire, n’est pas un humanisme.
Daniel Campagne
POSTHUMANISME
Commentaire de Claude DELBOS
Allonger la vie de l’être humain et augmenter ses compétences n’est jamais qu’un projet dans la continuité du progrès de l’humanité depuis ses origines. Faut-il en avoir peur ? Certains parlent d’allonger la vie jusqu’à la rendre éternelle. Ils voient en même temps les compétences accrues jusqu’à donner au post-humain une toute-puissance sur les êtres et sur les choses. Les deux phantasmes conjugués donnent évidemment le vertige. C’est une utopie. Et il est certain que cette évolution ne peut pas être envisagée pour les milliards d’humains qui peuplent la terre. Elle s’entend pour un nombre limité de privilégiés dont la vie ne pourrait être entretenue que par le résultat du travail d’une masse humaine asservie.
Abolir l’État et laisser aux détenteurs de la fortune mondiale la liberté de se doter d’une surpuissance, issue du double pouvoir de la techno-science sur la nature humaine et la nature des choses, est certainement un projet plus qu’une utopie ; et ce projet a déjà un commencement de réalisation.
Oui ce projet est bien en opposition avec l’humanisme. Cela non pas à cause du progrès des sciences de la vie et des techniques issues des sciences dures, mais en raison de l’idéologie qui tend à en prendre le contrôle. Le libertarisme, qui nie toute solidarité au sein de l’espèce, conduit fatalement à la domination des plus forts asservissant les autres. La suppression de l’autorité des États enlève toute possibilité de limiter l’abus de pouvoir.
Le post-humanisme m’apparaît comme une utopie effrayante, imaginée par extrapolation des projets de chercheurs scientifiques qui travailleraient à satisfaire la volonté de puissance de maîtres de l’économie ultralibérale. L’ambition de créer une élite de surhumains asservissant une masse de sous-humanité est un rêve qui s’est trouvé à toutes les époques ; il n’est pas étonnant de le voir refleurir sous une forme adaptée aux conditions d’aujourd’hui. L’accomplissement du processus supposerait la totale passivité des sociétés concernées.
Quelle attitude pour l’humaniste face au danger du post-humanisme ?
Exercer une veille pour limiter les progrès scientifiques dangereux.
Mais surtout diffuser l’alerte et s’engager contre l’idéologie « libertariste », sous-produit de l’ultralibéralisme économique, pour rendre à des autorités politiques démocratiques le contrôle de l’activité des puissances économiques et l’organisation de la vie des sociétés.