Le mot communauté, depuis quelques années, s'est banalisé dans le sens où on parle de communautés religieuses, régionales, sexuelles, voire de motards, « en colère », en attendant celle des chasseurs. Dès ses origines latines, le mot, semble- t- il, a impliqué un lien très puissant. Le mot communauté s'applique à un groupe de personnes qui possèdent un caractère commun jugé capital par elles : religion, ethnie, origines, activités, pratiques...
Notre République se trouve confrontée à un véritable phénomène de société qu'on peut désigner par le terme de communautarisme. Il peut légitimement nous inquiéter s'il se développait.
Après un rappel des grands principes qui régissent notre République, je voudrais présenter une analyse du communautarisme dans son essence et ses pratiques, puis nous situer comme républicains par rapport à ce phénomène.
I - NOS PRINCIPES REPUBLICAINS
Dans son préambule, la Constitution de 1958 proclame solennellement son attachement aux Droits de l'homme et du citoyen et au principe de la souveraineté nationale, tels qu'ils ont été définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de 1946.
L'article 2 précise : « la France est une république indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l'égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d'origine de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. »
1) Les droits de l'homme et du citoyen : la Déclaration de 1789.
Article 1 : Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit.
Il faut attendre la Révolution française pour voir proclamer des droits individuels qui consacrent la primauté de l'individu citoyen sur les groupes. Ce texte entérine la rupture avec la société d'ordres de l'Ancien régime et avec la monarchie de droit divin. Désormais la souveraineté réside en la Nation. Elle ne reconnaît que des individus égaux devant la loi et les distinctions ne s'accordent qu'en fonction du mérite et non de la naissance.
Par ailleurs, les individus sont libérés de tutelles traditionnelles comme celle des corporations (loi d'Allarde). Poussant plus loin la logique individualiste, la loi Le Chapelier (1791) interdit les coalitions ouvrières, c'est-à-dire les grèves et l'organisation corporative (syndicale), au prétexte que le travail doit faire l'objet d'un contrat entre deux individus libres (mais l'ouvrier est défavorisé devant le patron).
2) La démocratie
La république pour nous, c'est d'abord la démocratie. Les citoyens disposent d'un certains nombre de droits assortis de devoirs. Dans l'espace public, la république ne reconnaît donc que des citoyens disposant individuellement des mêmes droits, indépendamment de leur religion ou de tout autre caractéristique. Ainsi règne l'égalité devant la loi. Les groupes ne peuvent ni bénéficier d'un traitement spécial, ni revendiquer des droits particuliers.
Mais la république a admis l'existence de corps intermédiaires, chargés de veiller aux intérêts de leurs membres dans la société et de dialoguer avec les pouvoirs publics, garants de l'intérêt général. Ce sont les syndicats (1884), les associations (1901), les organisations religieuses... Cependant, l'appartenance ou non à de tels groupements reste entièrement libre pour les individus. De tels regroupements doivent respecter les lois et en particulier, l'ordre public.
3) La laïcité
L'histoire de notre pays a conduit au terme d'un conflit très dur avec l'église catholique, dominante en France, à l'instauration par l'état républicain de la laïcité de l'école publique (1881-1882), et de l'état par la loi de séparation de 1905 : « l'état ne reconnaît ni ne subventionne aucun culte »
Depuis 1946, la laïcité est affirmée dans notre constitution En accord avec la Déclaration de 1789 et les textes qui ont suivi au plan international à partir de 1945, la liberté de religion et de culte est garantie. On est donc libre de croire ou de ne pas croire, de pratiquer ou non une religion ; la religion relève de la sphère privée. En France donc, en dépit d'assouplissements et de dérogations que les laïques jugent souvent excessifs et contraires à la constitution, les groupes confessionnels ne doivent pas bénéficier d'un traitement privilégié.
II - LE COMMUNAUTARISME
1) L'Attirance communautaire
L'idéal d'un individu totalement libre de toute appartenance, de tout préjugé, de tout esprit de corps, capable de se déterminer en fonction de son seul jugement, est une vue de l'esprit. « Quel homme, dit Rousseau, qui pourrait ainsi se séparer de lui-même ? ». Un tel individu n'est pensable que dans une société parfaitement fragmentée, ce qui n'est pas le plus probable. L'individualisme absolu est une utopie anarchiste.
Aujourd'hui, dans les nations occidentales et dans des proportions variables, il existe chez tous les individus une part irréductible de références communautaires, nées de l 'éducation reçue, du milieu professionnel, des engagements divers. L'adhésion à un groupement répondant à la sensibilité et aux idées des individus est une démarche banale. La liberté de s'agréger à une association est parfaitement reconnue par la loi. Un tel regroupement pourra se désigner lui-même comme une communauté. On lui demande :
- de respecter la loi, le droit, l'ordre public,
- mais aussi de respecter les individus et leurs droits reconnus.
Le choix de l'adhésion est une affaire privée : elle ne regarde pas l'état et ne crée aucun droit de contraindre la volonté générale dans la mesure où elle peut s'exprimer dans un cadre démocratique.
2) Le communautarisme a ses théoriciens et aussi ses critiques. Je retiendrai quelques idées :
a) C'est la valorisation d'une culture minoritaire, du caractère particulier d'une communauté, réputé original et déterminant pour son identité : il peut s'agir de la confession, de l'ethnie, vraie ou supposée, de la langue, de l'origine nationale, ou géographique... Ce caractère déterminerait une identité de nature en somme si forte qu'elle apparaîtrait comme fatale (fatum, destin, on ne peut y échapper). Elle ne permettrait pas à un individu concerné de la refuser, ce qui serait un scandale. Tous les aspects de l'individu en seraient donc déterminés
À l'expérience, il apparaît clairement que la communauté en question a la volonté ferme d'exercer un contrôle absolu et exclusif sur ses membres. La notion de pouvoir semble inséparable du communautarisme.
b) On a donc affaire :
- à une conception de l'homme et de la société déterministe, globalisante, totalitaire ; déterministe car l'individu ne peut échapper à sa nature originelle (déterminisme sociologique, géographique ...) ; globalisante car tous les aspects de la vie publique voire privée sont régentés ; totalitaire car la pression du groupe, contraignante pour l'individu au plan moral peut aller jusqu'à la violence physique pour contraindre l'individu à un conformisme pesant (conformité aux normes de la communauté). Exemples : Talibans, Basques extrémistes en Espagne, sectes...
- c'est aussi une conception réductrice de l'homme, appauvrissante, un véritable anti-humanisme. L'animal est contraint par le biologique, prisonnier de son instinct. Or, l'homme est doué de conscience et peut accéder à une culture qui le libère, en partie au moins, du déterminisme biologique. Ce qui le caractérise peut-être, c'est la capacité de tisser des réseaux multiples qui lui permettent d'échapper à l'enfermement dans une catégorie donnée, dans une culture particulière. En fait, chacun a une nationalité, un métier une famille, des relations, des engagements divers, des idées particulières...
Au total, chaque individu est semblable aux autres, mais aussi différent d'eux. C'est de cette diversité que naît la spécificité de chaque personne, sa capacité à évoluer. Montaigne, référence humaniste, ne se sentait-il pas « ondoyant et divers »
- Enfin, c'est une conception génératrice de discrimination et d'exclusion. Dans l'esprit du communautarisme, la communauté rejette ceux qui ne lui appartiennent pas, ou contraint ceux qui refusent sa tutelle. La violence morale et même physique, devient un moyen d'affirmer sa suprématie sur l'individu. Les droits individuels, reconnus par les déclarations des Droits de l'Homme, ne sont pas respectés.
- Philosophiquement, la référence communautaire exclusive est une négation de l'universalité de la raison capable de dépasser les particularismes et les apparences, et de se nourrir de la diversité, de connaître ainsi ce qui est commun aux hommes ; une négation aussi de la liberté de l'esprit en l'assujettissant à une référence unique, venue de l'extérieur, érigée en absolu et qui s'impose sans qu'il soit possible de la remettre en cause.
Politiquement, la démocratie n'y retrouve pas son compte car l'individu est trop souvent soumis à la contrainte, et les relations horizontales, entre citoyens libres de débattre de leur destin, sont supprimées au profit de l'autorité de la communauté, sacralisée et qui s'arroge le droit de parler en son nom.
4) Communautarisme et république
a) - Le communautarisme regroupe des minorités autour d'un caractère particulier jugé majeur. L'individu se fond dans la communauté d'où se dégagent rapidement des leaders qui s'activent à cimenter les liens communautaires, confisquent la parole et prétendent s'exprimer au nom de tous, se faisant les gardiens de l'orthodoxie, d'une pensée unique.
b) - La communauté peut être tentée de demander pour elle des dispositions particulières, ou des dérogations par rapport à la loi. Ainsi se créerait un espace échappant au droit commun, créant une jurisprudence néfaste à l'égalité des citoyens, et dangereuse pour l'unité nationale comme pour la paix civile, si des sentiments d'hostilité à l'égard des autres groupes se manifestent. Les rapports de force, les inégalités de moyens de pression, peuvent créer des minorités privilégiées ou défavorisées.
c) - Le communautarisme accentue notre tendance à classer les individus sous un même vocable réducteur.
En somme le pays peut devenir une juxtaposition de communautés, de tribus, où les affrontements sont toujours possibles, nourris de fantasmes et de pulsions violentes. Nous sommes loin des grands principes qui régissent notre République.
d) Une difficulté supplémentaire vient de l'Europe. Elle est dominée par de vieilles nations communautaires. Le Conseil des ministres de l'Europe a adopté, en février 1995, une convention cadre pour la protection des minorités nationales. La France l'a signé en 1999, avec quelques réserves mineures. S'y ajoute « la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires. »
Ces textes ont pour effet d'exacerber les revendications de dispositions spéciales confortant les minorités « amoureuses ... de leur pathétique singularité » Ces minorités utilisent un redoutable levier, celui de l'attrait d'une identité spécifique, étroite, rétrécie, mais source de fierté car présentée comme unique et valorisante pour chaque individu concerné, le distinguant de la masse. Mais alors l'identité l'emporte sur la citoyenneté.
L'unité des citoyens de notre République doit pouvoir se réaliser en fraternité, fondée sur des valeurs humanistes, dans la diversité considérée comme une richesse. Pensons à la phrase de Saint-Exupéry : « Mon frère, si tu diffères de moi, loin de me léser, tu m'enrichis ».
CONCLUSION
1) Le communautarisme, dans son expression exacerbée, présente un double danger, pour l'individu, réduit à une unité le définissant dans chacun de ses actes et de ses pensées. En dehors de la tribu, point de salut. Danger aussi pour la collectivité qui éclate en groupe rivaux trop souvent antagonistes.
On peut craindre que cette tendance ne s'alourdisse. Plus l'état est absent, un état créateur de solidarité et de sécurité, plus se développent en relais d'autres solidarités, confessionnelles, corporatives, ethniques..., mais au prix de dépendances nouvelles, d'autant plus fortes qu'elles s'appuient sur un repli identitaire qui se drape dans le manteau vertueux de la liberté, du droit à la différence et au respect des cultures. Mais du droit à la différence on passe vite à la différence des droits.
2) Nous sommes là en pleine contradiction avec la pensée laïque française qui a imaginé un individu pluriel, dont l'humanité s'affirme dans l'adhésion rationnelle à des valeurs universelles ou universalisables. La pression communautaire de ce point de vue, est une régression.
3) Se pose enfin la question de la liberté individuelle. Un homme libre ne refuse pas les engagements qui ne sont pas des embrigadements, mais il conserve son esprit critique, n'engage jamais la totalité de son être. Il protège toujours une partie de lui-même, ce qu'aucun humaniste ne saurait récuser car cela touche au secret, à l'intimité de la personne.
Dans une vision humaniste, c'est l'individu qu'il faut libérer et non l'asservir à une pensée unique. Le monde intellectuel et moral, dans cette perspective, n'est pas univoque et figé dans des valeurs passéistes. L'être humain n'est pas un monolithe. Dans sa réalité profonde, le communautarisme ainsi compris, est une négation de la devise républicaine : Liberté, Egalité, Fraternité.