Mes études d’abord, mes expériences professionnelles ensuite, m’ont amenée à m’intéresser à la SOUFFRANCE AU TRAVAIL et c’est sur ce sujet que je voudrais échanger avec vous dans le but de pouvoir contribuer au progrès social que serait dans le monde du travail une meilleure pratique de nos vertus républicaines de liberté, d’égalité et de fraternité.
Quand on tape « souffrance au travail » sur Google, on voit immédiatement apparaitre sur la première page une multitude de liens vers des sites comme souffrance-et-travail.com, souffrancetravail.fr, et des sites dédiés à la psychologie ou à l’actualité. La formule est répandue, diffusée, médiatisée, parfois peut-être surmédiatisée à tel point qu’elle devient une arme que les salariés brandissent devant leur employeur, et celui-ci feignant de ne pas la voir de peur d’être obligé de s’en défendre.
En 2008, quand j’étais étudiante, internet n’était pas si prolifique sur la question : en quelques années, la souffrance au travail dans ses effets actuels est devenue un des sujets majeurs, qu’on a demandé aux directions des ressources humaines de traiter ou d’étouffer. Il semble pourtant qu’elle ne date pas des années 2000 comme on a tendance à le penser, et qu’elle serait le résultat de quelques décennies de changements (ou mutations) sociétaux.
Je vais articuler cet article autour de trois axes :
D’abord en essayant de préciser l’identité de la société moderne ;
Ensuite en analysant les contraintes de la vie professionnelle aujourd’hui ;
Enfin, en réfléchissant aux actions à mener pour pallier ce problème de société.
La société moderne
Son organisation repose, semble-t-il, sur le couple production-consommation sans qu’il soit facile de dire laquelle a engendré l’autre.
Consommation
Les années 1880, qui voient le début du capitalisme de consommation avec la naissance des marchés de masse, la société de consommation, enfin l’époque de l’hyper consommation ou le rapport émotionnel des individus aux marchandises.
Entre 1880 et 1945, l’ère industrielle a été propice au développement des infrastructures modernes de transport et de communication et à l’évolution des moyens de production (automatisation grâce aux machines notamment), permettant l’extension des marchés à l’échelle nationale puis internationale, la production de masse, et favorisant ainsi le commerce à grande échelle. Les usines Ford en sont un bon exemple qui ont conçu et commercialisé, dans le monde entier, à partir de 1908, la FORD T.
La consommation de masse s’est aussi répandue grâce à une autre approche marketing qui consistait à vendre plus, mais avec une marge bénéficiaire moindre. Cette recherche de profit par le volume entraîne une baisse des prix et démocratise par conséquent l’accès aux biens marchands.
A cette époque cependant, et à cause des prix encore trop élevés, les principaux consommateurs restent ceux de la classe bourgeoise.
C’est au cours de cette première phase, et dans les années 1880, que les nouvelles industries créent leur marque, conditionnent leurs produits, et font de la publicité, afin de contrôler les flux de production et de rentabiliser leurs équipements. Le consommateur devient « consommateur moderne » car il peut juger des produits d’après leur marque et ce qu’il en connaît.
Les grands magasins permettent également la distribution en masse de produits à bas prix (une plus grande quantité à faible marge bénéficiaire) et constituent la première révolution commerciale moderne. Ils ont par ailleurs modifié le rapport à la consommation en faisant « rêver » le consommateur grâce à des publicités, des animations ou encore de riches décorations, suscitant l’envie.
La consommation devient alors un « art de vivre », un passe-temps. C’est la belle époque où se développent La Redoute et le Bon Marché.
Du début des années 1950 à la fin des années 1970, la société est une « société d’abondance ». Elle généralise la phase I, permettant à chacun de se procurer des produits comme l’automobile, la télévision ou les appareils électroménagers. Ceci est rendu possible grâce à l’augmentation du pouvoir d’achat des ménages et à l’organisation industrielle qui s’appuie sur la spécialisation, la standardisation, la répétitivité et l’élévation des volumes de production. Les prix diminuent alors : ils ne sont plus bas mais cassés, ce qui constitue une seconde révolution commerciale. On assiste au développement des grandes surfaces et à la pratique du discount.
Les produits se diversifient et leur cycle de vie diminue. Ils font l’objet d’« effet de mode ».
Et cette société est aussi une « société du désir » qui promet le bonheur par la consommation en quantité (améliorant le confort dans la vie quotidienne).
Depuis les années 1980, nous sommes dans une nouvelle phase, celle où le besoin de consommer ne serait pas la conséquence d’un attrait particulier pour les objets, mais plutôt celle de la reconnaissance et de l’appartenance à une sphère sociale que la possession de ces objets engendre. La consommation va même au-delà et permet à l’individu de mieux vivre, dans le confort et le bien-être. Il s’agit de la combinaison de ces deux logiques : la course à l’estime et la course aux plaisirs.
On n’achète plus en fonction des autres, mais pour satisfaire un besoin personnel, ressentir des sensations, vivre une expérience nouvelle. L’achat se fait de façon indépendante et mobile dans un souci de renouvellement des objets, et représente un service. Par ailleurs, on cherche à personnaliser les objets, afin de se créer une identité. On tend vers un « marketing sensoriel » ou « expérientiel ».
On recherche les marques non plus seulement par volonté de reconnaissance sociale, mais aussi par désir de se donner une image positive de soi-même. Chacun peut prétendre à ce qu’il y a de mieux pour lui-même.
La consommation ne suit plus les règles autrefois établies par les « classes » sociales. Elle est à présent désorganisée, sans repère, ce qui contribue à rendre l’acheteur anxieux. Les marques rassurent le client en catégorisant les biens. Grâce aux marques, l’individu peut appartenir à un groupe et ne plus se sentir rejeté : il s’agit de la manifestation de « l’individualisme égalitaire ». L’individu n’hérite plus ainsi d’une appartenance, il la choisit.
Dans sa frénésie, il devient hyper-consommateur.
Cette évolution ne pouvait être ignorée du secteur productif qui bien au contraire, la suscitait, l’accompagnait, d’où cet engrenage mainte fois dénoncé : multiplier la production, susciter chez le consommateur l’envie incontrôlée de posséder les biens produits, lui inventer de nouveaux besoins, l’inviter à travailler plus pour les satisfaire.
Pour la rémunération du capital, il fallait exiger sans cesse davantage de travail à moindre frais en poussant à une consommation accrue.
Était-il facile dans ces conditions que le travailleur-producteur et consommateur trouve sa place ?
Perte de repère ou recherche d’un équilibre impossible
A l’heure où il ne manque de rien, l’homme entre en conflit avec les choses, lui-même et le social. Il lutte contre l’angoisse de la mort, pour sa vie, sa survie et son épanouissement, et s’en trouve cependant plus vulnérable et fragile. Il a l’impression que la vie est plus dure alors qu’elle se trouve facilitée par les progrès techniques.
Nous vivons dans l’opulence, nous avons la possibilité de satisfaire tous nos désirs. Mais comment trouver le plaisir et le bonheur dans nos sociétés ?
Gilles Lipovetsky souligne, dans son ouvrage Le bonheur paradoxal, cinq éléments pouvant expliquer le désordre dans nos vies :
Nos besoins se trouvent sans fin stimulés par les sociétés « consommationnistes »
On veut jouir de tout, à tout moment, et à l’extrême
On serait dans une période de déploiement de puissance, de dépassement de soi
On ne supporte pas le plaisir des autres
On vit pour soi, on entretient son corps, on est autonome et on cherche à s’accomplir soi-même
Plus qu’une simple dualité à combattre, l’homme aurait en lui-même 5 personnalités : Pénia (car il est pauvre), Dionysos (car c’est un jouisseur), Superman (car il cherche toujours à se dépasser), Némésis (car il se venge volontiers du bonheur des autres), et Narcisse (car il passe son temps à se contempler).
On voit là un homme incapable de trouver son équilibre, dans une société qui lui permet difficilement de le faire.
L’économiste américain Tibor de Scitovsky a beaucoup orienté ses recherches sur le rapport entre le bonheur des gens et leur consommation. Il pensait que le plaisir se trouvait dans la surprise, l’inattendu, et non la banalité et la routine. Selon lui, le plaisir est un bien positif alors que le confort est un bien négatif. Dans notre système, il semble que nous confondions plaisir et bonheur alors qu’il s’agit de deux choses complètement différentes. Le plaisir est devenu le maitre mot. On l’entend partout dans les médias « J’ai vraiment pris beaucoup de plaisir à vous recevoir ce soir,… ». Et ce plaisir, furtif, nous voulons aujourd’hui l’éprouver tous les jours, en toutes circonstances Mais ne confondons-nous pas avec le bonheur ?
Le plaisir nous permet d’être heureux un court instant. Une fois cet instant passé, c’est la déception. Et cette déception devient une composante de notre vie quotidienne
Vie sentimentale, vie familiale, vie professionnelle, sont vécues comme les courses au supermarché. On se balade, on essaie, on achète, on jouit, on jette. Ce nouveau mode d’existence plonge l’individu dans le doute et l’insécurité.
Dans sa vie professionnelle, il fait une affaire personnelle de ce qui est un problème économique et social. Il ne peut se réaliser au sein de son entreprise qui ne lui fait pas confiance, l’utilise et le « jette ». Il éprouve un sentiment d’échec et manque de reconnaissance à « économie sans joie ».
Sa vie privée entraîne la même déception. Il s’imagine un monde parfait, qu’il a certainement vu à la télévision dans les comédies sentimentales, et se projette dans une utopie.
Incapable de communiquer de manière constructive, ni de se remettre en question, toute source d’insatisfaction l’insupporte, il fuit le conflit et finit par fuir l’autre. L’échec lui fait avoir un regard négatif sur lui-même, remettre en cause la valeur de son existence, et lui donne le sentiment d’avoir raté sa vie. C’est l’échec du bonheur paradoxal, l’avènement de la dépression.
Société déprimée
Entre 1965 et 1970, la dépression devient une réalité du quotidien de la médecine générale, qui reste cependant extrêmement difficile à définir. La confusion qui règne à l’égard de la dépression résulte donc de la combinaison entre une hétérogénéité extrême et une universalité maximale.
Tout au long des années 1960 émergent une offre médicale et un langage permettant que se formule une demande de soin. Magazines grand public et ouvrages de psychologie populaire s’en font l’écho, ils créent un espace social où sont énoncés des mots quotidiens que chacun peut s’approprier à loisir. Ils mettent des qualificatifs communs sur ce que chacun est personnellement susceptible de ressentir de façon indistincte en lui-même.
En 1970, lors du colloque international sur les dépressions, Heinz LEHMANN révélait que, selon lui, à un moment donné, la prévalence de la dépression était de 3% parmi la population mondiale, et considérait que cent millions de personnes en souffraient. Elle devient à ce moment la pathologie la plus répandue de la planète. La presse médicale dans le même temps évoque largement la dépression comme une mode. Elle se « situe tout au long d’une ligne qui va du folklore médical à la mort ».
La période qui s’ouvre est caractérisée par une dynamique dont les deux faces sont la libération psychique et l’insécurité identitaire. Côté scène, l’émancipation de masse prend son envol. Côté coulisses, celui de la psychothérapie, des controverses nouvelles apparaissent en France : elles suggèrent l’existence d’une insécurité identitaire, nouvelle par sa massivité, dont le vide dépressif et le remplissage addictif en constituent le tableau clinique majeur. La passion d’être soi, qu’encouragent les nouvelles normes, a-t-elle pour contrepartie le mariage de la dépression et de l’addiction ?
Au moment où la dépression se diffuse dans la médecine générale et les mœurs, la société française entre en effet dans sa grande transformation : elle sort du monde des notables et des paysans, et de l’immobilité des destins de classe. La croissance économique, le développement de la protection sociale, les changements du système éducatif, les nouvelles possibilités d’ascension sociale, les mutations de la famille, les politiques du logement et d’équipement collectif, tout cela concourt à modifier les représentations de la relation individu-société. Le progrès des conditions matérielles de vie fait du bien-être non plus une aspiration lointaine, mais une réalité accessible aux classes populaires. L’idée que chacun puisse faire son chemin se démocratise, l’homme de masse se met personnellement en mouvement. Cela suscite de nombreux désarrois.
La dépression prend son essor pendant les Trente Glorieuses, dans une période de bien-être croissant et d’optimisme généralisé.
Toutes les classes d’âge étaient touchées, y compris les adolescents et les jeunes adultes, alors que les personnes nées après 1945 étaient celles qui non seulement avaient la meilleure santé physique, mais encore avaient été élevées dans une période de prospérité inédite. L’urbanisation, la mobilité géographique et les ruptures affectives qu’elle implique, la croissance de l’anomie sociale, les changements dans les structures familiales, la fragilisation des rôles sexuels traditionnels, etc. augmenteraient la teneur en dépression dans nos sociétés.
A partir de 1989 sont constitués des groupes de travail qui ont confirmé l’augmentation de la fréquence de la dépression depuis la Seconde Guerre mondiale et soulignait que le nombre des épisodes dépressifs était trois fois plus élevé chez les sujets de moins de quarante ans que chez les sujets plus âgés.
Dans la foulée d’une amélioration considérable des conditions matérielles s’est produit simultanément un désenclavement social des pauvres et une conscience de soi nouvelle. Conscience nouvelle parce que s’amorce à l’époque un recul de la conception hiérarchique de la vie, particulièrement dans la famille où les rôles institutionnels font lentement place au souci de l’épanouissement de chacun, et particulièrement des enfants. Les règles d’obéissance à des canons moraux ou religieux reculent progressivement au profit des modèles fournissant un outillage interprétatif pour résoudre ou surmonter les problèmes intimes. Les médias déculpabilisent leurs lecteurs et facilitent l’émergence d’une demande en fournissant les mots pour la formuler.
Le choc du futur, d’Alvin TOFFLER, publié aux Etats-Unis en 1970 dessinait une société où le flexible, le temporaire, l’hyperchoix risque de conduire à une généralisation de la fatigue dont la dépression sera le résultat majeur. La référence aux thèmes de la performance individuelle et du changement incessant est une constante, et le rythme de plus en plus rapide des changements oblige à accélérer sans cesse ce processus d’adaptation.
Les années 1970 constituent une période charnière au cours de laquelle l’idée que chacun est le propriétaire de sa vie commence à s’imposer sociologiquement. L’homme de masse est en train de devenir son propre souverain.
La dépression est instructive sur l’expérience actuelle de la personne, car elle incarne la tension entre l’aspiration de n’être que soi-même et la difficulté à l’être. La dépression est un mot commun pour qualifier les problèmes soulevés par cette normalité nouvelle. La souveraineté individuelle n’est pas seulement allègement à l’égard de la contrainte externe, elle produit des pesanteurs internes dont chacun peut prendre la mesure. La dépression freine la toute-puissance qu’est l’horizon virtuel de l’émancipation.
Vers la fin des années 1970, le déprimé apparaît avant tout comme un asthénique à stimuler, un anxieux à calmer et un insomniaque à endormir.
La première enquête disponible en France sur les troubles psychologiques en médecine générale est réalisée par l’INSERM sur les années 1974-1975. Les troubles mentaux et psychosociaux se situent au second rang après les maladies cardio-vasculaires, et les dépressions représentent près du quart des troubles mentaux et psychosociaux en médecine, et près du tiers en psychiatrie.
À l’épanouissement personnel s’ajoute dans les années 1980 l’initiative individuelle. Le recul de la régulation par la discipline conduit à faire de l’agent individuel le responsable de son action, dans un contexte où les exigences d’action qui pèsent sur chaque individu s’accroissent.
Entre le début des années 1980 et celui des années 1990, le taux de dépression augmente de 50% en France, selon le CREDES. Si une part de cette augmentation résulte du fait que les gens se disent plus facilement déprimés aujourd’hui qu’hier, « l’augmentation de la prévalence de la dépression apparaît tout à fait certaine. La prévalence croît avec les situations défavorables – solitude, faibles revenus, chômage – situations qui elles-mêmes sont en nette augmentation. » De plus, suicides, abus d’alcool ou de drogue, floraison de maladies non psychiatriques accompagnent une dépression. Les dépressifs déclarent ainsi beaucoup plus de maladies que les non dépressifs à âge égal.
La dépression est analysée comme un état commun à de nombreux problèmes psychopathologiques : alcoolisme, violences, toxicomanie ou suicides et le dépistage des troubles du mal-être apparaissent comme une priorité.
Le commissariat général au Plan voit dans la « vulnérabilité croissante de la population en âge de travailler […] un phénomène radicalement nouveau ». La crise économique aurait engendré un doublement des suicides depuis les années 1980 parmi la population des 35-44 ans. Une consultation de psychopathologie du travail reçoit « des personnes qui ont encore leur emploi, mais qui craignent tellement de le perdre qu’elles ont besoin d’un soutien. » Selon le haut comité de la Santé publique, « la souffrance psychique est actuellement, dans le domaine de la santé, le symptôme majeur de la précarité ». Les traumatismes occasionnés par la précarisation sont désormais l’essentiel des problèmes traités par les psychiatres du cadre.
Le monde professionnel depuis les années 80
Qu’en est-il donc concrètement dans la vie professionnelle ?
La première vague de l’émancipation invitait chacun à partir à la conquête de son identité personnelle, la deuxième vague à celle de la réussite sociale par l’initiative individuelle. Dans l’entreprise les modèles disciplinaires de gestion des ressources humaines reculent au profit des normes qui incitent le personnel à des comportements autonomes, y compris au bas de la hiérarchie. Le but est d’inculquer l’esprit d’entreprise à chaque salarié, et de produire de l’autonomie. La contrainte imposée à l’ouvrier est désormais la flexibilité, et la mobilisation de ses capacités mentales. Cette nouvelle contrainte a été mise en évidence dès le milieu des années 1980, où la médecine du travail notamment a noté l’importance nouvelle de l’anxiété, des troubles psychosomatiques ou des dépressions, définissant ainsi l’entreprise comme l’antichambre de la dépression nerveuse.
À l’accroissement du degré d’engagement dans le travail qui s’impose dans les années 1980 s’est surajoutée la diminution des garanties de stabilité.
Dans le même temps, les exigences s’accroissent sur les écoliers, qui doivent assumer la responsabilité de leurs échecs. À la maison, les parents poussent toujours davantage leurs enfants à s’épanouir, et l’autonomisation du couple et de la famille conduit à une précarisation nouvelle brouillant souvent les places symboliques des uns et des autres.
Aujourd’hui chacun doit personnellement endurer la charge de s’adapter en permanence à un monde qui perd précisément sa permanence. Les transformations institutionnelles notamment donnent l’impression que chacun doit assumer la tâche de tout choisir et de tout décider. Ce changement est devenu une source d’anxiété, car à l’horizon d’un progrès s’est substitué la crainte de la chute et la peur de ne pas s’en sortir.
La capacité à agir est le noyau de la socialisation, l’action en panne le trouble de la dépression, qui est la double manifestation pathologique de la libération psychique et de l’initiative individuelle. Au-delà de l’incapacité qu’elle entraîne, la dépression se traduit également par un déséquilibre psychologique une fois la crise terminée. En effet, les trois quarts des patients ayant connu un épisode dépressif ne retrouvent pas l’équilibre psychologique qu’ils avaient auparavant, tandis que 20% des dépressions se chronicisent. Les dépressions ont un caractère récurrent dans les trois quarts des cas.
Le responsable d’un centre de consultation et de traitements psychanalytiques, qui reçoit environ un millier de demandes chaque année, constate la croissance des demandes d’analyse motivées par un licenciement, le chômage ou la précarité. La psychanalyse, comme la psychiatrie, voit petit à petit augmenter la part relative des troubles liés aux multiples traumatismes engendrés par la précarité.
Solutions envisagées contre la souffrance au travail
Résumons d’abord les maux auxquels il faut apporter remède.
Comme je le disais plus haut, les sociologues s’accordent à dire que la rupture s’est faite dans les années 80. C. Dejours fait l’hypothèse que la société a subi une transformation qualitative qui se traduirait par une atténuation des réactions sociales à la souffrance et à l’injustice.
Nous sommes dans un pays où les travailleurs sont faiblement syndiqués, mais où les syndicats sont extrêmement visibles. Pourtant, ce sujet n’a été porté aux médias par le patronat lui-même que très tard, et non par les syndicats. Pourquoi n’ont-ils pas pris le sujet en main dès les prémices ?
La souffrance au travail est une subjectivité individuelle et peut nuire à l’action collective des syndicats. Ils ont laissé totale liberté aux innovations managériales et économiques, et aux conceptions qualifiées de « néolibérales ». L’entreprise se caractérise désormais par son objectif principal, qui est le profit, et par son organisation, sa gestion, son management. Un sentiment de culpabilité envahit les travailleurs en souffrance et les syndicats à l’idée d’aller protester dans les rues remplies de personnes sans emploi. Et un clivage apparait entre ceux qui travaillent et ceux qui sont victimes du chômage. Pour rester compétitives, les entreprises réduisent leurs effectifs, mais pas la quantité de travail à réaliser, et on voit se mettre en place de nouveaux modes d’organisation « à flux tendu ». Ce qui compte aujourd’hui, c’est l’endurance à supporter un travail soutenu, sans faillir, et d’exprimer sa motivation et son engagement moral vis-à-vis de l’entreprise, dans un contexte de précarisation du travail (des périodes d’essai de plus en plus longues, le recours aux CDD et intérim, etc.). Selon C. Dejours, les effets sont les suivants : intensification du travail et augmentation de la souffrance subjective, neutralisation de la mobilisation collective contre la souffrance, la domination et l’aliénation, apparition de stratégies défensives telles que silence, surdité, cécité, et individualisme. On demande au salarié de travailler en équipe, d’être performant dès son entrée en poste, de faire preuve d’initiative et de créativité dans un environnement qu’il ne maitrise pas encore, etc. Mis en difficulté, le salarié n’exprime pas son malaise en termes de divergences sur la façon de travailler, mais en termes de maltraitance liée à la méchanceté de son manager qui est là pour le contraindre à être impliqué, motivé et performant. Si l’on reprend les facteurs principaux de la souffrance au travail, on a donc : le manque d’autonomie, le manque de reconnaissance, la peur, et la domination symbolique.
On voit naître, dans ce contexte, des déviances de la personnalité, comme le pervers narcissique dont on parle beaucoup aujourd’hui, et des notions très dures, comme le harcèlement moral. Et a contrario, on observe également des attitudes de soumission et d’enfermement de la part des salariés.
Les impacts de la souffrance au travail sont nombreux. Côté entreprise : absentéisme, turnover important, diminution de la production et de la qualité, mouvements sociaux ou procédures judiciaires, actes de malveillance ou violence au travail. Côté salarié : troubles du sommeil ou de l’humeur, troubles cognitifs ou comportementaux, décompensations psychopathologiques.
Je pense que tout le monde a connaissance de cette situation, et a conscience des enjeux de l’ignorance de ce qui se passe au travail. Pourtant, et même si ce sujet n’est plus tabou, j’entends des propos de la part de dirigeants qui m’inquiètent, et j’ai vécu ce type d’expérience récemment alors même que l’entreprise y était fortement sensibilisée.
22% des salariés de l’Union Européenne estiment que leur santé est affectée par le stress. Les partenaires sociaux européens ont signé le 26 avril 2007 un accord-cadre sur la prévention du harcèlement et de la violence au travail. Un accord cadre national sur le stress a été signé par les partenaires sociaux en septembre 2008. Cette même année, Xavier Bertrand annonçait le lancement d’une enquête nationale sur le stress au travail.
Le monde professionnel prend donc ce problème au sérieux puisqu’il essaie depuis quelques années de mettre en place des démarches de prévention des risques psychosociaux. La loi du 5 mars 2014 relative à la formation professionnelle, à l’emploi et à la démocratie sociale intègre d’ailleurs un article prévoyant la possibilité d’une négociation unique sur la qualité de vie au travail, (QVT) conformément aux vœux des partenaires sociaux dans leur accord national interprofessionnel du 19 juin 2013 vers une amélioration de la « QVT » et l’égalité professionnelle.
Petites et grandes entreprises ont à faire face à ce qu’on appelle les risques psychosociaux. Elles n’ont cependant pas toutes les mêmes moyens pour les limiter. Au-delà de la contrainte légale, on peut envisager de :
Renforcer le cadrage juridique pour faciliter la reconnaissance du harcèlement moral par exemple,
Mettre en place des moyens de détecter les managers qui mettent à risque le bien-être des salariés
Mettre en place des cellules d’écoute afin que les salariés se sentent libres de se confier et de témoigner de leur mal-être
Généraliser les formations au management, à condition qu’elles permettent d’aller au-delà des simples théories motivationnelles
…
Il me semble que « sur le papier » nous avons fait d’énormes progrès sur la question. Et pourtant, je sens un pessimisme grandissant chez les salariés, toutes générations confondues. Je me demande par conséquent si ce que nous essayons de mettre en place au sein des entreprises suffit.
Au risque de paraître utopiste ou simpliste, je pense que la véritable solution à la souffrance au travail, est la redécouverte de soi, du sens de la vie, de la valeur du travail (rémunéré ou intellectuel), l’acceptation de l’échec, la philosophie du positivisme. Je vais généraliser en utilisant le « nous ». Nous, individus, sommes malheureux aujourd’hui. Nous vivons dans une société que nous ne reconnaissons pas, dans laquelle les valeurs s’estompent au profit des apparences. La société est de plus en plus exigeante envers nous, et nous attendons de plus en plus de sa part. Nous ne croyons plus en l’avenir, ni dans notre vie personnelle, ni dans notre vie professionnelle. Et pourtant, toutes nos vies sont belles si nous prenons la peine de les aimer et de les accepter telles qu’elles sont.
Je pense qu’il est du devoir des Humanistes de s’attacher à transmettre l’amour du travail, le respect de l’autre et de soi-même, la solidarité et la fraternité, et la tolérance mutuelle.
Alice R.