Dévoiement du Libéralisme

Le Libéralisme, ses origines et son dévoiement actuel

Depuis la chute du mur de Berlin (1989) et du socialisme autoritaire de l'union Soviétique, le   libéralisme économique, financier, triomphe avec la mondialisation, sous une forme qualifiée de « néolibéralisme ». Ses effets sont spectaculaires avec le règne du marché, de l'individualisme et du droit à la différence, le communautarisme et enfin une crise économique majeure qui plonge les peuples dans de graves difficultés.  Les jugements qu'ils portent sur ce système de gouvernance deviennent très négatifs.

Pourtant, le libéralisme devrait recueillir l'approbation de tous puisqu'il est lié à la liberté. Comment expliquer ce paradoxe ? Remarquons, en premier lieu, que la chute du communisme, dans de nombreux pays appartenant à la zone d'influence soviétique, a permis d'affirmer, devant l'opinion publique, que les idéologies étaient mortes et que le système capitaliste, lié à la pensée libérale, était la seule solution aux problèmes des sociétés modernes. Toutefois, on voit bien que cette vision de la société et de l'économie libérales repose sur quelques dogmes, sans cesse repris par des « experts » et des hommes politiques, en dépit de la situation réelle vécue par les populations. Les résistances suscitées s'expliquent d'abord par cette contradiction.  Mais, au-delà de ce constat, il faut aussi s'interroger sur les principes qui servent de fondement à une telle vision du monde, autrement dit sur la philosophie qui l'anime et qu'il convient de juger au regard de nos valeurs humanistes.

La pensée libérale

Pour certains historiens, la naissance du libéralisme est difficile à situer dans le temps. Ceux des penseurs considérés comme ses fondateurs, comme John Locke ou Adam Smith, à la fin du XVIIè siècle et au XVIIIè, l'ont été à postériori. Le mot n'existait pas alors. L'élaboration de cette pensée a été longue et progressive Elle reste toujours objet de débats. Pratiquement, il faut attendre le XXè siècle pour en connaître des versions élaborées.

D'autre part, les auteurs libéraux ont parfois des positions assez éloignées voire contradictoires, sur certains points. Malgré leurs différences, on peut saisir une unité du libéralisme qui juxtapose un système politique représentatif et le libre échange.

Fondamentalement, le libéralisme se définit, selon le chercheur Lucien Jaume, comme le « Gouvernement de la liberté  comme théorie et comme pratique ». C'est une définition un peu vague, mais qui rend compte d'une préoccupation politique liée à la philosophie. La préoccupation politique consiste à libérer l'individu de la domination du souverain, grâce à la loi. La question philosophique, complexe, pose diverses questions et d'abord celle d'un individu autonome, donc libre mais aussi  doté de droits. La pensée libérale ne peut s'épanouir que sur l'idée de cet individu.

La Réforme protestante, au XVIè siècle contribue, avec la Renaissance et de façon décisive, aux mutations des idées et, en particulier, à l'émergence de l'individu car, en matière de foi,  c'est à la conscience de chacun que la réforme  fait appel et non à l'Eglise, la libérant ainsi de sa tutelle. Mais c'est toute la Renaissance qui valorise l'individualité. Pic de la Mirandole, dans son discours « De la Dignité de l'homme », soutient que parmi tous les êtres créés par Dieu, l'homme est un être privilégié car il peut devenir ce qu'il se fait, créateur de lui-même, artisan de son destin. Au XVIIè siècle, avec Descartes, la raison triomphe : se fonder sur elle seule, voilà ce qu'affirme avec éclat le Discours de la méthode (1637). Le XVIIIè siècle n'oublie pas la leçon et les penseurs du libéralisme adhèrent à cette idée en général. Pensons encore à Kant qui en 1784 explique ce que représentent les Lumières pour l'homme, « la sortie de la minorité, ...incapacité de se servir de son entendement sans la direction d'autrui... ». Et il lance son appel, « ose penser ».

Les fondements du libéralisme

Le libéralisme formule d'abord une critique du modèle politique absolutiste, théorisé par  Bossuet au XVIIè siècle. Le monarque, tel louis XIV, est le seul détenteur de l'autorité, établissant ainsi l'unité du royaume, spirituelle et politique. Il gouverne sur un peuple de sujets obéissants. Dans ses mémoires, Roi Soleil peut écrire : « Quand on travaille pour soi : le bien de l'un fait la gloire de l'autre ». Et son successeur soutient : « Le droit de faire des lois, par lesquelles nos sujets doivent être conduits et gouvernés, nous appartient à nous seuls sans dépendance et sans partage ». La légitimité du souverain a pour source l'hérédité mais aussi Dieu, ce que l'Eglise catholique, infaillible, peut soutenir. Alliés, l'institution religieuse et le pouvoir politique constituent le seul centre d'unité et d'universalité.

Un autre aspect important est la reconnaissance par les premiers libéraux de droits naturels pour tous les hommes. Cette idée émerge à la fin du XVIIè siècle. En 1672, Samuel Pufendorf (1632 - 1694), juriste et philosophe allemand, publie un ouvrage intitulé : Du droit de la nature et des gens. Il distingue la sphère du droit naturel et celle, religieuse, de la Révélation. Le droit naturel gouverne le monde. Cette loi possède une fonction dans la société politique car elle « convient tellement à la nature Raisonnable et Sociale de l'Homme, que, sans cette loi, il ne saurait y avoir parmi le Genre Humain de Société honnête et paisible ».

Comment donc gouverner les hommes dans le respect de leur liberté ?

John Locke (1632-1704), philosophe des Lumières, exprime sa conception du gouvernement dans un ouvrage fondateur du libéralisme, publié en 1690. Il regroupe Deux Traités du gouvernement civil. Certes les hommes doivent vivre en société et consentir à limiter leur liberté, donc admettre l'existence d'un pouvoir qui ne peut pas être celui d'un homme ou de quelques-uns, mais celui des Lois. Elles doivent être rédigées avec soin et le pouvoir suprême est le pouvoir législatif. Les lois qu'il élabore ne sont pas arbitraires, elles doivent respecter les droits naturels attachés à chacun, la liberté, la propriété, celle de sa vie, de ses biens, de sa richesse, de sa dignité et prendre en compte le bien commun. Repère d'universalité, la loi s'applique à tous également, mais elle ne doit pas oublier la réalité et la légitimité de la diversité individuelle et de la pluralité sociale. C'est une conséquence des droits naturels, inscrits en l'homme par la divinité et antérieurs à la constitution de la société, laquelle reste néanmoins le moyen le plus sûr pour les préserver. C'est le contrat social qui doit permettre cette sauvegarde. Rousseau, dans le Contrat social(1762), développe cet aspect, de la réflexion politique. Cet idéal est difficile à réaliser et nous sommes confrontés à la même question aujourd'hui.

Pour y répondre, Locke évoque la loi d'opinion (ou encore loi de réputation ou de coutume) différente de la loi  naturelle, donnée par Dieu, et de la loi civile, issue du pouvoir politique. La première marque l'autonomie de la société tout entière par rapport aux gouvernants. Mais, dans le même temps, l'individu n'est-il pas assujetti à son groupe social ? La pensée libérale le rend dépendant de logiques sociales.

Remarquons encore que le pouvoir politique est tempéré par la séparation des pouvoirs que Montesquieu analyse et dans son  ouvrage De l'esprit des Lois (1748) : Pouvoir législatif, qui élabore les lois, pouvoir exécutif, qui doit les appliquer, pouvoir Judiciaire, qui veille au respect de la loi par les membres de la société.

Soumis à des lois, l'individu est dans l'obligation de les respecter. Mais sur quoi repose l'acceptation de ce fait ? Pour Locke ce n'est pas la simple contrainte externe, comme chez Hobbes (1588-1679). Ce n'est pas non plus la  raison qui fonde le consentement : « La raison est moins là pour fonder et commander cette loi de la nature que pour la rechercher et pour la découvrir en tant que loi consacrée par une puissance supérieure et implantée dans notre cœur ». Pour le philosophe anglais, l'homme est le seul être capable d'établir des lois et le seul à reconnaître ce qui peut le guider dans la voie du bien et du bonheur. Le bien est tout ce qui est propre  à produire du plaisir en nous. L'obéissance à la loi produit en nous du plaisir.  Ainsi dans le consentement à la loi, se mêle l'autorité, celle de la divinité qui ordonne et celle de la satisfaction de l'individu qui trouve là sa liberté et  l'espérance d'une récompense après la mort.

Les évolutions

La pensée libérale évolue et s'adapte au contexte politique et social du temps, portée par les réflexions de ses penseurs. Avec le philosophe Kant, elle entre dans une nouvelle phase. La loi de nature, d'essence divine disparaît. Dans la Critique de la Raison pratique (1778) le philosophe récuse « les idéaux de la sensibilité ». Contrairement à ceux de la raison, ils ne peuvent  fournir « aucune règle susceptible de définition et d'examen ». L'obligation de respecter la loi, de lui obéir, est le commandement que la raison s'adresse à elle-même et où elle se reconnaît, refusant ainsi une prescription issue de la religion ou de la société, affirmant son autonomie. Dans ce désintéressement, s'exprime le refus de l'expérience empiriste de la pression sociale exercée sur nous et qui, intériorisée, occulte une question métaphysique fondamentale, celle de la liberté de l'homme. Il la retrouve dans la forme même de la loi conçue  par cette même raison autonome,  et qui doit permettre d'accéder à l'universalité et à l'objectivité. On reconnaît dans cette démarche le point de vue de Kant sur la question de la morale, déterminée par la seule raison : la morale est ce qui nous commande (l'impératif catégorique) à l'exclusion de toute autorité extérieure  et ce qui vaut pour moi,  en tant que maxime subjective, doit valoir pour tous les autres (universalité).

Une évolution très importante apparaît avec la Révolution française de 1789.  Dans la nuit du 4 août, les privilèges sont abolis, mettant fin à ce qui restait de la féodalité. L'ancien régime d'ordre fait place à l'égalité civile appelée par la philosophie des Lumières. On note que l'essor du capitalisme au XIXè siècle bénéficie de la libération juridique de l'individu, une des conditions formelles indispensables à son développement, note l'historien Michel Vovelle. Le 26 août, c'est la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen qui est votée par l'assemblée et qui confirme, avec force et solennité, cette idée d'égalité qui met fin à la société hiérarchisée, par essence inégalitaire, d'Ancien Régime : « Les homme naissent libres et égaux en droits, les inégalités sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune ».

Quelques remarques :

A côté de l'égalité, la liberté occupe une place privilégiée. Elle fait partie des droits de nature que le texte définit avec précision. Mais ils n'ont rien à voir avec la loi naturelle dont nous avons vu qu'elle supposait une transcendance que les constituants ne pouvaient pas admettre politiquement. Le droit naturel permet de vivre en société, en liberté, sous la protection de la loi,

La déclaration des droits est faite par la Nation souveraine, ce qui signifie la liberté pour la société et pour les individus, car la nation reconnaît la vérité objective des droits naturels, entérinés par la loi qui ne fait que rétablir l'ordre naturel des choses et respecter « la volonté générale », idée que Rousseau a popularisée dans le Contrat social.

Cependant, les lois doivent être justes et respecter ces droits, avec leurs limites : respect des droits des autres, respect de l'ordre public. Potentiellement, il pourrait y avoir une contestation, venant de droits non reconnus, par des individus qui s'estimeraient lésés. La tension entre la loi et les droits de l'homme est une réalité aujourd'hui. Y aurait-il une crise de l'universel qui s'oppose à des particularismes ?

La liberté économique

Nous avons envisagé, jusqu'ici, le libéralisme politique qui permet le développement de la démocratie moderne. Mais ce courant de pensée conçoit aussi la liberté économique.

C'est le philosophe utilitariste Hume qui en serait l'initiateur. Le point de départ de sa réflexion est l'expérience, la méthode expérimentale dans les sujets moraux. La fabrication des lois, de règles, par la société, est purement immanente. Inversant la démarche de Locke : la loi ne peut pas, par elle-même, être source d'obligation, parce que l'obligation de la loi suppose l'utilité. Soumis aux passions, l'homme a pour mobile essentiel l'utilité personnelle et ne parvient à comprendre la loi que par une réflexion sur ses passions et des limites qu'il se donne de concert avec ses associés. La société devient un espace d'échanges économiques car l'homme trouve sa jouissance dans la satisfaction économique qui peut lui apporter richesse et bonheur. Mais la liberté des échanges est une nécessité, car l'économie donne lieu à des échanges permanents  qui se régulent naturellement, indépendamment de l'Etat.

Adam Smith (1723-1790), philosophe et penseur écossais est considéré comme le père de l'économie libérale. On retient de lui, l'image de « la main invisible » qui, à condition d'être libre de toute restriction, permettrait à chacun de vaquer à ses affaires avec le souci de ses propres intérêts, et néanmoins de contribuer à l'intérêt général : la somme des activités particulières produit le bien commun. En  fait  Adam Smith, dans son ouvrage célèbre, La Richesse des nations (1776), énonce les devoirs de l'Etat, dans le système de liberté naturelle, « le troisième et dernier des devoirs du souverain ou de la République est celui d'élever et d'entretenir ces ouvrages et ces établissements publics dont une grande société retire d'immenses avantages, mais qui sont néanmoins de nature à ne pouvoir être entrepris ou entretenus par un ou par quelques particuliers, attendu que pour ceux-ci, le profit ne saurait jamais leur en rembourser la dépense ».

Le libéralisme économique aujourd'hui : quelle légitimité ?

Il est devenu complètement autonome par rapport au politique et donc à la société politique, ce qui est contraire à la tradition libérale qui est trahie. Le libéralisme classique à toujours souligné les liens entre les membres de la société et la confiance qui doit les lier, ce qui de toute évidence ne touche pas les grands décideurs. Le « néolibéralisme » triomphant, théorisé par des économistes, dont les plus connus sont Hayek et Milton Friedman, n'a manifestement pas le souci de l'humain. On constate l'aggravation de la pauvreté, la montée des inégalités, du chômage, résultat d'une crise très grave dont les origines mettent à mal la morale élémentaire....

La critique peut porter sur bien d'autres points au plan philosophique comme le mythe du marché libre et autorégulé que la science économique ne peut valider et qui n'a pas tenu ses promesses d'efficacité et de progrès pour tous ou encore le dogmatisme des tenants de ce courant de pensée, malgré ses échecs.

Au plan moral, on est frappé par le cynisme des grands banquiers affiché lors de leur passage devant le sénat américain, comme le refus des grandes bourses d'accepter la moindre régulation, les paradis fiscaux. Et que dire de leur cupidité, leur refus d'évoluer? Enfin, il faudrait noter des erreurs anthropologique dans une vision de l'homme considéré comme un individu absolument indépendant de la société dans laquelle il vit, réduit à l'état de consommateur, et d'une société réduite à la famille et à l'entreprise.

Conclusion

Les penseurs libéraux classiques, au XVIIIè siècle, ont pensé une société pacifiée, assurant, par la loi égale pour tous, la liberté des individus, une société où règne la confiance, une société qui a pour finalité le bonheur pour tous.

Qu'avons-nous aujourd'hui? La guerre économique de tous contre tous, la compétition érigée en valeur suprême, la montée de la pauvreté et des inégalités, la marchandisation qui se généralise, de graves problèmes écologiques, la démocratie dont le champ se réduit...

Si le libéralisme est, essentiellement le gouvernement de la liberté, le "néolibéralisme" ne l'a-t-il pas trahi? Sommes-nous, pour le plus grand nombre, vraiment libres? Pouvons-nous peser sur notre destin individuel et collectif ? Enfin, nos grandes valeurs républicaines et humanistes ne sont-elles plus qu'un idéal inatteignable ? La question est posée !

Jean MOLERES

 

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