De la Marchandisation

En quoi la marchandisation mondialisée interroge-t-elle la conception que nous avons de l’Homme et en quoi interpelle-t-elle les sociétés démocratiques ?

Mais qu’est-ce que le marché ?  Il y a débat sur la nature même du « marché ». Pour les uns,  tenant de l’idéologie dominante, il est la référence absolue semblant même exercer sur eux une véritable fascination.

Il serait le moteur de l’utopie libérale : a priori l’essentiel du projet néolibéral consisterait à instituer une véritable marchandisation  de la société, en profondeur, visant, in fine, à bâtir une société où règne la concurrence.

Pour d’autres, à l’inverse, le terme même de « marché » est connoté de façon péjorative. Pour eux, selon un schéma de type marxiste, le marché est avant tout l’instrument de l’exploitation économique.

Dans les faits, la « marchandisation renvoie à l’extension du marché comme mécanisme régulateur et de l’argent comme médiateur ».

Quoiqu’il en soit, c’est sans doute « l’une des évolutions les plus significatives de notre temps » ; un véritable phénomène qui présente, tant en théorie que d’ores et déjà dans sa mise en œuvre, certaines caractéristiques.

CARACTERISTIQUES ESSENTIELLES DE LA MARCHANDISATION

La première caractéristique de la marchandisation est son extension à tous les domaines de la vie humaine et à toute la planète.

Quelques exemples suffiront à démontrer l’éclectisme des domaines qui intéressent la marchandisation, d’autant qu’il est impossible d’en dresser une liste exhaustive : ainsi est-il possible d’acheter du temps en payant le droit de rouler sur une voie  dite « rapide », d’acheter le droit de tuer un rhinocéros, animal protégé, et pour un état, de polluer l’air en achetant à un autre état son quota d’émissions de CO2 …. Il appert en effet que rien ne saurait échapper à l’hégémonie globalisante de la marchandisation

Cependant, l’exemple ultime et le plus significatif est celui de la marchandisation de tout le monde vivant,  considéré comme une « mine à exploiter » par la bio-économie.

Ainsi, l’ensemble des processus biologiques nécessaires à l’existence corporelle de   l’être humain, se trouve-t-il placé au centre de l’activité  marchande, là où l’homme en tant que matière organique est devenu une matière première.

Certes, le corps humain est, l’Histoire en atteste, depuis longtemps « l’objet d’une appropriation collective », mais, actuellement, s’exerce sur le corps et ses « produits » (gènes, gamètes, sang  …) une nouvelle forme d’économie : la bio-économie. Elle trouve son ressort essentiel dans la peur de l’Homme face à sa finitude, elle génère la « culture de la vie » visant à contrôler le corps dès sa procréation et à en prolonger la vitalité. Cette culture (au sens propre et au sens figuré) se diffuse d’autant plus qu’elle se nourrit des promesses des innovations biomédicales.

Dans ce marché des corps humains, le « corps féminin » lui aussi, depuis longtemps,  a « une valeur économique relative à sa fécondité », d’autant justement qu’il est porteur de « l’étalon or de la bio-économie » : les ovules.  Pour  l’industrie biomédicale, le « corps féminin » est une matière première possédant une double valeur à la fois reproductive et régénératrice.

Toutes les règles ou impératifs marchands, dans le vaste cadre de la marchandisation, fonctionnent pour  la GPA (gestation pour autrui autrement dit « mère porteuse »), elle doit être :

     -normative  (tendance à dévaloriser la reproduction naturelle … à dénigrer même l’enfant dit « biologique ») ; productiviste par obtention de multiples embryons  destinés à être stockés ; améliorative par la recherche du meilleur « produit », soit la sélection des embryons ; soumise à la récupération, au retraitement de « produits dérivés »  comme l’utilisation des cellules souches embryonnaires (fonctions améliorative et curative).

     - Sont appliquées au « corps féminin » les mêmes méthodes que dans l’élevage industriel (Jacques Testard « inventeur » du premier « bébé éprouvette n’était-il pas  un  spécialiste des bovins, préalablement, au service d’un laboratoire vétérinaire ?).

     - Est utilisé, le même vocabulaire pour « le corps féminin »  que pour des gallinacées, ainsi parle-t-on d’une « eggs exploitation » (exploitation d’œufs) pour le marché des ovocytes.

    - De même que, par l’hybridation de 2 produits d’origines différentes (soit 2 donneuses d’ovocytes pour « fabriquer » un embryon , ou une « donneuse » et une « porteuse »), est assurée la non-traçabilité du « produit » à naître, lequel pour la bio-industrie est un « bio-objet », lequel devrait pouvoir être « brevetable ».

Enfin, la valeur de l’enfant ainsi obtenu n’est plus alors qu’une affaire d’argent, le prix étant soumis, comme pour tout autre produit, à la « loi » de l’offre et de la demande.  La  « propriété corporelle » de  l’enfant est garantie pour le ou les parents commanditaires grâce à un contrat de type commercial. Cette notion de propriété faisant partie du processus de marchandisation et, dans ce cas plus particulièrement,  de celui  d’objectivation de l’être humain.

La deuxième caractéristique de cette hyper-marchandisation est la place à laquelle elle entend assigner l’Etat  soit  en réduire la périphérie

L’analyse du projet du Grand Marché Transatlantique (le GMT) entre les USA et l’Union Européenne est  une grille de lecture efficiente pour mettre en évidence ce qu’il en est conceptuellement, qui est différent cependant, de ce qu’il en était pour le libéralisme « classique ». Ce traité est un projet de longue haleine soit  vingt ans de préparation (de 1990 à nos jours) qui devraient aboutir à sa signature à la fin de l’année 2015.

Ce traité n’est pas une nouveauté mais plutôt une résurgence de son ancêtre l’AMI  (dénoncé et avorté en son temps dans les années 1995-97) qu’il reprend en le modifiant, en « l’améliorant » dans le sens d’un nouveau libre-échange. Il montre l’opiniâtreté de ceux qui veulent imposer, universaliser un ensemble de règles constituant les « Tables de la Loi » de leur conception du libre-échange.

Le GMT (négocié aussi en secret depuis Juillet 2013) importerait en Europe « l’esprit et les modalités » de partenariat trans-pacifique (Trans Pacific Parnership) le  TPP déjà quasiment signé par  12 pays. Les deux traités permettraient de créer  une sorte « d’empire économique» imposant ses « lois » irréfragables, d’abord à tous les pays signataires, puis à tout nouveau partenaire commercial.

On comprend mieux la pratique du secret, d’autant que des centaines de « consultants mandatés par des multinationales » disposent, eux, « d’un accès illimité aux documents préparatoires et aux représentants de l’administration », laquelle, selon l’aveu d’un ancien ministre du commerce américain, trouve un « intérêt pratique à préserver un certain degré de discrétion et de confidentialité ». En effet, les textes élaborés dans ces conditions ne sont pas censés être soumis à un quelconque examen démocratique et, donc encore moins à être révélés à l’opinion publique.

Il a pour but de promouvoir  le libre-échange. Un libre-échange radical entre les deux plus grandes puissances économiques au monde, les USA et l’Union Européenne, afin de constituer un grand marché comptant plus de « 800 millions de consommateurs ». 

Il fait partie d’une stratégie  adoptée suite à l’échec de l’OMC  (créée en 1995) d’instaurer la libéralisation du commerce mondial, suivie de la signature de centaines d’accords bilatéraux (entre deux états ou deux régions) soit le « contournement ».

  Les textes révélés par la presse  en sont tout à fait clairs quant à la place que ce néo-libre-échange réserverait  à l’Etat. Ainsi, selon le mandat de l’Union Européenne, «  l’accord doit fournir le plus haut niveau possible de protection juridique et de garantie pour les investisseurs européens aux USA (et réciproquement)». En conséquence, les entreprises privées, notamment les multinationales, peuvent-elles attaquer toutes les législations, réglementations, représentant une entrave à la concurrence, à l’accès aux marchés publics, ou à l’investissement.

Des tribunaux privés existent d’ailleurs déjà depuis les années 1950, ainsi que toute une jurisprudence et, dans le projet du GMT, la création d’autres tribunaux spéciaux est envisagée.  Les Etats sont donc sommés de respecter les grands principes du néo-libre-échange soit : - l’égalité (entre sociétés étrangères et sociétés nationales), la liberté ( totale des capitaux des entreprises étrangères), la sécurité des investissements (soit le respect absolu de la propriété). Les Etats n’adhérant pas à cette orthodoxie sont présumés coupables, battus d’avance et amenés à accepter des arbitrages à leurs dépens, ce qui est d’ores et déjà le cas de plusieurs d’entre eux (Venezuela, Egypte …).

L’article 4 du futur traité est des plus contraignants : « Les obligations de l’accord engageront tous les niveaux de gouvernement. »  C’est dire que : - toutes les collectivités publiques, régions, départements, communes  seront soumises à la logique marchande – que seront ouverts à la concurrence  tous les secteurs « invisibles » ou d’intérêt général soit de fait tous les services publics –que devraient être arasés tous les tarifs douaniers, et réduites voire annihilées toutes les « barrières non-tarifaires » (quotas, formalités administratives, normes sanitaires, labels).

Il s’ensuit que tous les états signataires, toutes les collectivités, pourraient être attaqués par tout investisseur dès lors qu’il percevrait une réglementation comme une limitation « à son droit d’investir où il veut, comme il veut et d’en tirer le bénéfice qu’il veut ».

In fine, ce projet révèle la philosophie politique radicale qui le sous-tend : l’Etat doit être passé au crible de la logique marchande, ne doit rester aux politiques que des « miettes de souveraineté » (comme par exemple de se lier les mains en signant un traité léonin - sic !), le politique doit être au service de l’économie, passer sous ses fourches caudines, c’est donc  l’économie qui détermine « formes et nature de l’intervention publique ».

La troisième caractéristique de la marchandisation est majeure, elle réside  dans l’existence d’un oligopole financier mondial puissant .

En termes d’économie,  « l’oligopole désigne la structure d’un marché sur lequel n’intervient qu’un petit nombre de grandes entreprises qui n’est plus de ce fait concurrentiel. » Il s’agit donc d’une concentration d’entreprises, dont la conséquence essentielle est leur interdépendance, une autre étant les ententes entre elles, portant sur les quantités de produits  offertes et sur les prix pour accroître leurs profits.

L’oligopole bancaire à l’échelle mondiale est  composé  de 28 banques systémiques*, les 11 banques les plus puissantes d’entre elles en constituent le noyau. Sa domination s’exerce sur les plus grands marchés de la finance globalisée (marché des changes, marché des obligations, marché des produits dérivés …marché des matières premières). Rien que la valeur des produits assurés par des contrats (produits dérivés) représentait en 2013, 710 000 milliards de dollars, soit : 10 fois le « PIB » mondial.

L’émergence de cet oligopole est récente et consécutive à la libéralisation des mouvements de capitaux à l’échelle internationale, au début des années 1990. Elle est une réponse des marchés monétaires et financiers  s’adaptant à cette globalisation. En 40 ans, les Etats ont abandonné toute souveraineté en matière monétaire. Alors que pendant les 30 Glorieuses  c’était les Etats, leurs banques centrales qui fixaient les conditions monétaires de l’économie (taux de change, taux d’intérêts). Actuellement, c’est l’oligopole qui fixe les conditions monétaires de l’activité économique mondiale.

Les Etats se retrouvent en situation de « servitude volontaire », à eux s’est substituée « une véritable hydre omnipotente et dévastatrice ». On assiste au renversement total du rapport de forces, entre les Etats et l’oligopole, aux pratiques, par ailleurs, frauduleuses (ententes). « Le surendettement c’est-à-dire la dette publique,  qui frappe tous les pays développés, surtout depuis la crise de 2007-2008, est dû à la réparation des dégâts toujours plus considérables causés par cette finance globalisée et l’oligopole qui en est le cœur» mais également aux politiques fiscales, de type libéral, cherchant à déposséder les Etats de leurs moyens de financement par l’impôt.

LES ERREURS CONCEPTUELLES

La première, est d’ordre anthropologique. Elle repose sur une philosophie antihumaniste, réductrice et dévalorisante pour l’Homme générant la conception d’un Homo Economicus  selon laquelle l’Homme ne serait qu’un producteur, qu’un consommateur mû par ses seuls intérêts, ne répondant qu’à des motivations, par essence, utilitaristes et rationnelles.

Cette erreur fait fi des affects de l’Etre Humain, de l’importance  de l’intersubjectivité entre humains, et du caractère profondément social de l’espèce humaine.

Cette conception d’un Homme uniquement rationnel, égoïste, et individualiste nourrit le courant de pensée du Transhumanisme.  Les transhumanistes voient dans les innovations biotechnologiques des perspectives pour mettre en œuvre une utopie élitiste, qui, in fine, conduirait à la rupture de l’unicité de l’espèce humaine, en proposant une sorte de «salut » réservé à certains, et basé sur des promesses de jeunesse et de longévité éternelles.

La deuxième erreur réside dans une philosophie de la Table rase, c’est-à-dire l’indifférence à l’Histoire laquelle révèle au contraire, la nécessité pour les hommes de s’organiser, d’être gouvernés, et la quête de la démocratie (couronnée de succès en partie seulement). Alors que le néolibéralisme implique l’oubli moral du Bien commun et politiquement du Bien Public  (soit les services publics), visant quasiment la disparition de l’Etat bienveillant.

La troisième erreur est la justification du néolibéralisme par le recours à un argument pseudo-scientifique et à la promesse.  L’argument est celui de l’efficacité du choix d’un tel régime économico-politique au regard d’autres régimes (tel que le communisme), efficience qui repose, cependant, sur la promesse d’une croissance permanente.

Or, la croissance mondiale est loin d’être permanente, géographiquement elle est inégale et ses conséquences sont multiples.  Enfin, la répétition des crises met à mal l’argument pseudo scientifique …si ce n’est que les mêmes erreurs produisent les mêmes effets désastreux …et, d’autre part l’efficacité n’est évaluée qu’en fonction de critères déterminés par les tenants inconditionnels du système.

Toutefois, actuellement « le débat philosophique sur l’avenir de notre système économique a repris de la vigueur » il révèle que c’est au Politique de se remettre au cœur de l’activité économique mondiale, pour cela lucidité et détermination sont indispensables. Le conseil donné par Marcel Gauchet (à propos du capitalisme) semble bien être pertinent en la matière :

Face à  ce Léviathan qui nous fait si peur « cessons de le considérer en bloc, analysons-le pièce à pièce » et « nous trouverons les moyens de le transformer très profondément dans son mode de fonctionnement par rapport à ce que nous connaissons. ».

Autrement dit Ordo Ab chaos.

                                                                                  M-F MARCHAIS

---------------------------------------------------------------------------------------------------------------------------*banques systémiques : quelques critères (taille, degré d’interconnexion avec d’autres banques ou institutions financières, degré de concentration du marché …) ce sont » les banques dont la chute ou la faillite désordonnée serait la cause d’une importante perturbation du système financier ….  »

Céline Lafontaine                                   Le corps marché –Seuil 2014

Geoffroy De Lagasnerie                         La dernière leçon de Michel Foucault-Fayard

François Morin                                        L’hydre mondiale : l’oligopole bancaire  Lux Ed.2015

Michaël J. Sandel …………………              Ce que l’argent ne saurait acheter Seuil Octobre 2014

 Manière de voir  141 /Le monde diplomatique /juin-juillet 2015 : Libre-échange : la déferlante. Articles

Pierre Rimbert                                           Un bâton dans la roue

Lori M. Wallach                                           Ce typhon qui menace les peuples

Raoul Marc Jennar et Renaud Lambert       Mondialisation heureuse mode d’emploi

Benoît Bréville et Martine Bulard                Des tribunaux pour détrousser les Etats.

Peter Thiel/Pierre Manent                            Et si la vérité était scandaleuse ?  Philo Magazine Oct.2014

Marcel Gauchet                                              Extrait d’une intervention

                                                                        France 2 « Ce soir ou jamais » 17/10/2014  

CONTRIBUTION

1) La responsabilité de l'extension de la marchandisation est avant tout celle des politiques. Ils y ont largement contribué par la signature de différents traités  et notamment les traités européens, limitant ainsi sans cesse la souveraineté des états.

Ces traités, européens, internationaux,  limitent la souveraineté des Etats dans des proportions excessives, portant atteinte ainsi à la démocratie, désarmant les citoyens obligés de se soumettre à des décisions prises sans eux.

2) La primauté de l'économie et du marché de plus en plus dérégulés  sur  le Politique et la morale ouvre la voie à toutes sortes de pratiques posant de graves problèmes éthiques que la  France tente de réguler - du moins dans nos frontières - par la réunion de Comités éthiques, difficilement.  Mais , en effet, elles sont soumise aux décisions de la Cour Européenne de Justice qui peuvent contrarier leurs avis, alors que mondialisation et libéralisation portent atteinte aussi à l'humain.

3) Certains considèrent qu'il s'agit de "progrès", fruit des techniques et de la science modernes. La notion de progrès peut être remise en cause et nécessite une approche politique, philosophique et éthique.

Jean MOLERES - 

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