Pic de la Mirandole

Aux Sources de l'humanisme

Au cours d'une existence courte et terminée tragiquement, Pic de la Mirandole a exprimé une pensée humaniste qu'il voulait conciliatrice, mais qui s'est avérée provocatrice et polémique. On peut voir en lui l'inspirateur de penseurs de la Renaissance comme Lefèvre d'Étaples en France ou Thomas More en Angleterre, et surtout Érasme.

Giovanni Pico della Mirandola[1] est né en 1463 au château de la Mirandole proche des villes de Modène, Ferrare et Mantoue. En 1479, au cours d'un bref séjour à Florence, il se liait d'une amitié fraternelle avec Savonarole. De 1480 à 1482, à Padoue, il étudiait l'œuvre d'Aristote, se familiarisait avec l'averroïsme, étudiait l'hébreu, et commençait l'étude des textes de la tradition hébraïque et des textes en arabe de la tradition « chaldaïque » (livres d'Esdras,  de Zoroastre, et de Melchior). En 1484, à Florence, il se liait avec Laurent Médicis « Le Magnifique ». En 1485 il faisait un voyage à Paris, où lui venait l'idée d'écrire ses thèses pour les proposer à un débat d'universitaires, à une « disputatio » comme on disait alors.

À vingt-trois ans, en 1486 à Rome, il publiait en effet ses Thèses et les proposait à une large controverse. Mais le Pape en interdisait la discussion publique et instituait même en 1487 une commission pour juger ces thèses, dont treize seraient condamnées. Pico accepta de se rétracter, mais ses thèses étant hérétiques, ou fleurant l'hérésie ou le scandale, elles étaient néanmoins condamnées à être détruites... Pico prit la fuite en France pour chercher un appui en Sorbonne, où ses thèses n'étaient pas condamnées. Mais, à la demande du Pape il fut enfermé à Vincennes.

Il regagna l'Italie en 1488 et s'installa alors près de Fiesole,  dans une villa préparée pour lui par Laurent Le Magnifique. Il devait y séjourner, poursuivant son œuvre, jusqu'à sa mort. Il mourut en 1494, à trente et un ans, probablement empoisonné parce que trop proche de Savonarole. Son œuvre reste marquée par l'audace incroyable de sa proposition de soumettre ses neuf cents thèses à une controverse publique.

C'est en 1485, que Pico annonçait son projet de réunir à ses frais, dans la capitale de la chrétienté, les plus grands savants d'Italie pour un débat sur les sublimes mystères de la théologie, sur les questions de la philosophie et sur des doctrines inconnues[2]. Il s'agissait de remonter de la scolastique à Zoroastre, en passant par les Arabes, les kabbalistes, Aristote et Platon, pour exposer aux yeux de tous, la concordance des sagesses. L'affaire échoua. L'ambition d'un laïc de vingt-trois ans, dont le projet réservait une place importante à la magie, ne pouvait que susciter la malveillance. Néanmoins son aventure devait nous laisser une œuvre majeure : le discours inaugural destiné à la présentation de ses neuf cents thèses, jamais prononcé par son auteur, mais publié après sa mort.

Cette « Oratio » dite « de hominis dignitate » se caractérise par l'élégance d'un style quasi cicéronien. L'originalité de Pico tient ici à sa tentative de donner aux études humanistes (studia humanitatis) une finalité nouvelle : chercher la concordance des doctrines et définir la dignité de l'être humain. On lui a reproché ses connaissances exclusivement livresques, et de ne pas avoir étudié dans le grand livre de la Nature. Toutefois, son projet n'était pas de faire montre d'érudition, mais de prouver sur pièces, en se plaçant dans le droit fil d'Aristote, une concordance fondamentale des religions monothéistes, et au delà même entre les diverses doctrines théologiques. Il s'agissait, en dégageant ce qui les unit au sein même de l'altérité, de la recherche d'une concorde universelle, afin d'en dépasser les contradictions, dans une unité qui les transcende.

L'unification du multiple, qui caractérise la « concordia », cette concorde universelle recherchée, est l'un des aspects de ce discours, sur la dignité humaine.

Pour Pico, le travail des philosophes doit être de saisir les causes des choses, les voies de la nature, la raison de l'univers, les desseins de Dieu. D'autres avant lui ont, en réponse à la doctrine de l'Eglise sur la misère de l'homme déchu, plaidé pour la gloire de l'être humain. L'hermétisme, tel que Marsile Ficin l'a diffusé, montre que cette riche tradition, selon laquelle l'homme, parce que son âme est à l'image du Créateur, domine les créatures par les pouvoirs de sa raison, remonte même aux premiers siècles. La thématique du microcosme, selon laquelle l'homme, corps, âme et esprit, résume en sa nature l'univers, va dans le même sens, de même que l'idée de situer l'homme à une place centrale dans la Création, l'âme humaine se présentant comme un intermédiaire entre le divin et les plus bas degrés de la matière.

Mais c'est là un courant de pensée dont Pico veut se déprendre. Pour lui il n'y a guère de pertinence à glorifier l'homme sur sa qualité de microcosme ou de reflet de l'univers. Ce qui importe, ce n'est pas d'insérer l'homme dans un réseau de similitudes ; c'est de repérer sa différence. Loin d'occuper une place fixée, dans la chaîne des êtres, il a reçu au contraire le privilège « d'être seulement ce qu'il devient et de devenir ce qu'il se fait ». L'homme reste ouvert à tout le possible, il s'auto-crée.

Dans « De la Dignité de l'Homme », Pico part d'une lecture arabe affirmant qu'il n'y a rien de plus admirable que l'homme et il constate que cette opinion est en plein accord avec l'exclamation de Mercure :

« O Asclepius[3], c'est une grande merveille que l'être humain. »

Jugeant que les arguments avancés jusque là pour soutenir cette opinion sont insuffisants, il donne ceux qu'il estime décisifs. L'architecte suprême ayant achevé son œuvre « désirait qu'il y eût quelqu'un pour peser la raison d'une telle œuvre ».

Aussi pensa-t-il à créer l'homme, et l'ayant placé au milieu du monde il lui dit :

« Si nous ne t'avons donné, Adam, ni une place déterminée, ni un aspect qui te soit propre, ni aucun don particulier, c'est afin que la place, l'aspect, les dons que toi-même aurais souhaité, tu les aies et les possèdes selon ton vœu, à ton idée. [...] Aucune restriction ne te bride, c'est ton propre jugement, auquel je t'ai confié, qui te permettra de définir ta nature, [...] de te modeler et de te façonner toi-même, ... »

Tu pourras dégénérer en formes bestiales, ou bien, par décision de ton esprit, te régénérer en formes divines.

Si vous voyez un homme la vue troublée par les vaines fantasmagories de son imagination, séduit par un charme sournois, esclave de ses sens, c'est une bête non un homme.

« ... Bridant l'impétuosité des passions par la science morale, dissipant les brouillards de la raison par la dialectique, éliminant pour ainsi dire la crasse de l'ignorance et des vices, nettoyons notre âme, de crainte que nos passions ne se déchaînent à l'improviste ou que notre raison sans méfiance ne se mette parfois à délirer. »

Á l'image de l'échelle de Jacob, philosophons le long des degrés de l'échelle, c'est à dire de la nature, nous pourrons tantôt descendre en démembrant l'un dans le multiple, tel Osiris, tantôt monter en rassemblant le multiple dans l'un comme s'il s'agissait des membres d'Osiris ; nous atteindrons ainsi à la perfection grâce à la connaissance divine.

Parmi toutes les vertus, celle que Dieu désire le plus c'est la paix. Toutefois, en notre âme se trouvent deux natures, l'une élevant vers les choses célestes, l'autre tirant vers les régions infernales. Des discordes multiples nous habitent, que seule la philosophie réprimera, garantissant ainsi un traité de paix entre la chair et l'esprit. Grâce à la sainte théologie, emportés tels des Mercures terrestres par nos pieds ailés, nous jouirons de la paix désirée, dans une amitié unanime réalisant la concorde de tous les esprits en une seule intelligence, aboutissant de façon ineffable au plus profond de l'Un. Cette amitié, dont les pythagoriciens disaient qu'elle est le but de toute la philosophie.

Notre âme débarrassée de ses souillures par la morale et la dialectique, parée de la philosophie, couronnée de guirlandes théologiques, s'oubliant elle-même, vivra dans l'espérance de la contemplation qui à leur mort attend les saints, « s'il faut appeler mort la plénitude de la vie, cette mort dont les sages ont affirmé que la philosophie s'applique à la méditer. »

Mais en vérité, ce ne sont pas seulement les mystères mosaïques ou chrétiens, qui nous font voir la lumière.

« Que signifient d'autre, en effet les degrés d'initiation suivis dans les cérémonies secrètes des Grecs ? »

Aux initiés rendus purs il était donné d'affronter les mystères, et à ce stade leur advenait « l'épopteia », la vision interne des choses divines par la lumière de la théologie. Ayons bien présents à l'esprit les trois préceptes delphiques : rien de trop, c'est la règle de toutes les vertus par le calcul du juste milieu ; connais-toi toi-même, qui nous exhorte à l'étude de la nature et par la philosophie naturelle nous rapproche de Dieu ; enfin, la salutation que nous adresserons au véritable Apollon : Tu es !

Quand nous aurons évacué le flux du désir des jouissances, coupé les saillies aiguës de la colère et les aiguillons de la passion, nous aurons tout loisir de contempler le Soleil et de nourrir le coq, c'est à dire de repaître la partie divine de notre âme, ce coq dont la vue suscite, en toute puissance terrestre, terreur et révérence.

« C'est la philosophie qui m'a appris à dépendre de ma conscience plutôt que des jugements du dehors... »

Zoroastre qualifie l'âme d'ailée ; ses enseignements nous invitent à utiliser la science morale, la dialectique, la contemplation de la nature, enfin la piété théologique, « pour résister vaillamment et jusqu'au bout, comme des aigles célestes, à l'éclatante splendeur du soleil de midi. »

Pour les philosophes les plus estimés de tous les temps, cela ne faisait aucun doute : afin d'atteindre la vérité, rien ne vaut l'exercice répété de la discussion. Le combat intellectuel a ceci de particulier que la défaite même est profitable. « De là résultent à bon droit, même pour les plus faibles, la possibilité et le devoir non seulement de ne pas refuser de se battre, mais bien de le souhaiter. » Car même celui qui succombe s'en retourne plus riche, c'est à dire plus savant.

Mais : à quoi bon avoir discuté les opinions de tous les autres si c'est sans payer notre écot, sans rien apporter qui fût conçu et élaboré par notre intelligence ? Comme le dit Sénèque, c'est la marque d'un petit esprit, que de connaître d'après les seuls commentaires et de ne rien tirer de soi. Voilà pourquoi, non content d'avoir ajouté quantité de remarques, sur la théologie primitive de Mercure Trismégiste, sur les enseignements des Chaldéens et ceux de Pythagore, comme sur les mystères des juifs, nous avons proposé nos découvertes propres, et montré que Platon et Aristote s'accordent.

« Platon écrit que de tous les arts libéraux et de toutes les sciences contemplatives, la principale et la plus divine est la science du nombre. Cela ne peut être vrai en aucune façon si par art des nombres on entend cet art dans lequel excellent surtout les marchands. Je me suis engagé publiquement à répondre par la méthode des nombres à soixante-quatorze questions importantes parmi celles qui touchent à la nature et au divin.

Nous avons montré que la magie est double : la première relève des démons, la seconde n'est que le parfait accomplissement de la philosophie naturelle, la suprême sapience. Elle est la principale des doctrines secrètes, anoblie par d'illustres parents. Platon dans l'Alcibiade nous dit que la magie est la science des choses divines, la médecine de l'âme. Roger Bacon démontre que le mage est le serviteur de la nature ; il marie la terre au ciel[4], les éléments inférieurs aux éléments supérieurs. Son art  l'incite à l'admiration des œuvres divines, résultat assuré de la foi, de l'espérance et de la charité. »

Moïse ne reçut pas seulement sur la montagne la loi, mais aussi le véritable et le plus secret commentaire, de cette loi. Si Dieu lui ordonna de la faire connaître au peuple, il lui interdit d'en consigner l'interprétation dans les livres et de la divulguer.

Ses successeurs respectèrent scrupuleusement le silence. Cela fut dissimulé au vulgaire pour n'être communiqué qu'aux parfaits. De même :

« Devant les temples des Egyptiens, les sphinx rappelaient qu'il faut, par le nœud des énigmes, mettre les enseignements mystiques hors d'atteinte de la multitude profane. »

Les mystères les plus secrets furent transmis d'esprit à esprit, sans écriture, par l'intermédiaire de la parole. Pour les juifs c'est la kabbale. Mais l'interprétation des poèmes d'Orphée et de Zoroastre, montre que tous deux sont les pères et les fondateurs de la sagesse.

Pic de la Mirandole a été, auprès de Marsile Ficin et sous la protection de Laurent le Magnifique, l'un des plus actifs collaborateurs de l'académie platonicienne de Florence. Il a tenté de concilier la théologie avec la philosophie, la scolastique avec l'humanisme. En 1486 il lançait son fameux défi à tous les savants, pour une controverse sur ses neuf cents thèses[5].

On a pu considérer son discours sur la dignité de l'homme comme la proclamation d'une charte de l'humanisme ; humanisme chrétien certes, mais rompant avec l'impuissance et la déchéance de l'homme. Pour lui, l'homme est un être libre ; artisan de son propre destin, il est ce qu'il se fait.

Érasme, dans la même ligne philosophique, dira[6] :

« L'homme ne naît pas homme, il le devient ! »

Claude J. Delbos.

 


[1] G. Pico della Mirandola : « De la Dignité de l'Homme » (De Hominis Dignitate) traduit et présenté par Yves Hersant, collection philosophie imaginaire, Éditions de l'Éclat, Nîmes 2002. Biographie.

[2] Préface de Yves Hersant.

 

[3] Voir « Asclepius » dans « Hermès Trismégiste, les Trois Révélations » : Les Belles Lettres, Paris 1998. Coll. Aux sources de la tradition.

[4] Il faut noter la réfutation de l'astrologie par Pic de la Mirandole, dans « Disputationum adversus astrologos libri ». Il ne s'agit donc pas ici de l'influence des astres.

[5] Intitulées : « De omni rescibili (Conclusiones philosophicae, cabalisticae et theologicae) »

[6] Cité par Jean-Claude Margolin, Encyclopaedia Universalis, article : Pic de la Mirandole.

 

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