Depuis la Renaissance, l'humanisme considère l'individu comme pluriel et ondoyant ainsi que se voyait Montaigne. Il lui était reconnu des natures diverses en fonction de ses champs d'activité ; une diversité qu'il unifiait lui-même librement dans sa personnalité par sa volonté et sa raison.
La République est censée être constituée de ces individus, libres et égaux en droits, reconnus directement et sans intermédiaire comme citoyens par le pouvoir politique.
« Par rapport à cet idéal de liberté, la notion d'identité est totalitaire ; elle enferme le sujet dans une appartenance, une religion, une différence, qui le totalisent, qui prétendent le définir tout entier et dont il doit à chaque instant répondre[1]. »
À la différence de la conception humaniste de la personne, qui est plurielle, le monisme identitaire s'oppose à la construction de la personne par le Moi. L'individu est alors défini et déterminé d'abord par son identité, qui le domine quelle que soit son activité ou sa situation du moment. Il s'agit-là d'une altération de la conception de la personne humaine.
Dans cette conception de la définition de la personnalité par une identité déterminée, les individus se rattachent en premier lieu et même exclusivement au groupe identitaire auquel ils appartiennent et cessent d'être en rapport direct avec le pouvoir politique national ; la république perd alors son caractère essentiel.
La conception identitaire de l'individu conduit à la déconstruction postmoderne de la république par la destruction de sa cohésion laïque. Le modèle français de laïcité trouve en effet sa vulnérabilité dans la valorisation des différences. Le droit à la différence s'oppose à l'égalité en droits. Or la république est une société d'indifférence. Tous les citoyens sont pour elle égaux en droits, indépendamment de toutes les différences qui les distinguent dans la vie courante. Elle est fondée sur l'humanisme, et l'humanisme républicain est un universalisme, il repose sur les similitudes fondamentales entre tous les êtres humains et non sur leurs différences. La république est un régime de droit qui ignore les groupes et ne prend en considération que des individus. L'individualisme républicain est lié à la passion de la liberté.
La tradition contre-révolutionnaire qu'a si bien incarnée Charles Maurras, fait de la religion le garant de l'ordre social ; une notion à laquelle se rallient les adeptes contemporains du multiculturalisme. Le traditionalisme communautaire, au sens ethnique et religieux, incarné par le cléricalisme qui a caractérisé la Contre-révolution, trouve aujourd'hui un écho dans la volonté de déconstruire les nations et le caractère indivisible et laïc de la République. Il s'agit d'abord d'instrumentaliser la religion, pour un infléchissement du compromis laïc vers une philosophie de l'ordre moral. Les individus se définiraient en premier lieu par leur identité religieuse en conséquence l'État devrait respecter dans ses lois les traditions particulières de chaque groupe religieux ; pour cela il traiterait avec les autorités religieuses des différentes confessions.
Le néolibéralisme pour enlever tout pouvoir économique aux instances politiques pousse au désinvestissement civique des individus et pour cela à leur repli particulariste identitaire. Cette tentation au repli identitaire n'est pas limitée à l'identité religieuse ; elle se manifeste aussi dans le régionalisme. Les prophètes postmodernes du néolibéralisme dont l'ambition est de déconstruire les nations pour éliminer toute intervention de l'État dans la gouvernance économique, sont en général favorables à la balkanisation de la République en régions de plus en plus autonomes, au nom du respect des identités régionales.
Marquée par le réveil des passions identitaires régionalistes, ethnico-religieuses et autres, par les entorses répétées à la laïcité, les tentatives de discrimination positive, les projets de statistiques ethniques... la déconstruction de l'humanisme démocratique entamée dès la fin des trente glorieuses, conduit inexorablement à une régression de la république.
Claude J. DELBOS
[1] Alain-Gérard Slama « La Société d'indifférence » Plon ed. cité par Alexis Lacroix dans « Marianne » n° 629.