Le Mot humanisme est assez récent, puisqu'il n'est entré au Littré qu'en 1880. Il a d'abord désigné le mouvement de pensée de la Renaissance, qui entendait renouer avec la pensée antique par l'étude des auteurs grecs et latins : ce que l'on appelait alors les humanités. Nous avons vu que cette pensée de la Renaissance, a donné le jour à un courant philosophique orienté vers l'émancipation de l'être humain, qui s'est concrétisé au siècle des Lumières et dans la Révolution française. Le sens du mot, avec le temps, devint de plus en plus vague ; à la fin du 19e siècle il recouvrait finalement un appel en faveur de la dignité humaine. Après la 2e Guerre Mondiale, les philosophes en firent un mot à la mode et on parla alors d'humanisme marxiste et, entre autres, d'humanisme chrétien ; des notions qui n'impliquaient guère que le refus d'une société considérée comme inhumaine.
L'humanisme fut alors revendiqué comme chrétien dans ses origines. Les intellectuels de la Renaissance, en Italie d'abord puis dans toute l'Europe, étaient en effet presque tous des religieux appartenant à l'Église ; néanmoins, ils se pensaient eux-mêmes et pensaient l'homme et le monde, en termes de rupture et non de continuité. Ce qui n'empêcha pas les philosophes chrétiens de se référer volontiers à ce que l'humanisme devrait aux mystiques allemands du 15e siècle, aux penseurs de l'école de Paris du 14e siècle et à la pensée d'un 13e siècle au cours duquel la croyance au Saint-Esprit s'est affirmée, plaçant tous les savoirs sous le regard de Dieu.
Pic de la Mirandole, avec son discours intitulé « De la Dignité de l'Homme » proposait en quelque sorte une charte de l'humanisme. S'agissait-il d'humanisme chrétien ? D'Érasme, qui en 1503 définissait avec audace une réforme catholique libérale, fondée sur l'imitation du Christ et préférant la religion intérieure aux marques extérieures de la foi, on a pu dire qu'il définissait un humanisme chrétien. Thomas More, que l'Église a sanctifié, a été présenté comme illustrant par sa vie et son œuvre, « les angoisses et les échecs, les dilemmes et les grandeurs, la parabole entière de l'humanisme chrétien[1] ». De Guillaume Budé, il a été dit aussi qu'on lui doit la réflexion la plus aiguë jamais conduite sur le fragile et aléatoire équilibre qu'implique l'humanisme chrétien. On a présenté en outre l'humanisme chrétien comme illustré par l'œuvre picturale du Caravage, lui-même classé comme humaniste, chrétien et tragique[2], son œuvre faisant le récit de l'incarnation de Dieu dans l'histoire, du Christ dans l'humanité souffrante, de l'âme éprise de lumière enfermée dans l'opacité du monde matériel. Il exprime une religiosité affective, une tradition qui voit l'incarnation de la forme idéelle dans la nature sensible, cela par un recours à l'expression du quotidien humain, ce que l'on a pu comparer à l'émancipation des langues vulgaires par rapport au latin.
Melanchton, un ami de Luther, voulait au départ allier la Réforme avec l'humanisme chrétien. Mais par la suite il s'écartait de toute conception humaniste. Face à la foi individuelle il affirmait la discipline morale, et face à la liberté évangélique le pouvoir étatique ; il soulignait l'importance de la tradition patristique et il légitimait l'ordre ainsi que le pouvoir des autorités. Jeune il avait contesté les structures existantes, mais il était devenu ensuite un luthérien conservateur.
C'est au 19e siècle qu'un mouvement de pensée se dessina pour revendiquer au nom du christianisme la pensée humaniste, quitte à laisser la définition de cette notion d'humanisme chrétien dans le vague. L'un des penseurs de cette tendance fut Charles Péguy (1873-1914). Il était un catholique pieux et un nationaliste dont la pensée politique était hantée par la crainte d'un socialisme autoritaire. Entré à l'École Normale Supérieure en 1894, il adhérait au socialisme en 1895. Son ouvrage sur « Jeanne d'Arc » parut en 1897, en même temps que « De la Cité socialiste » ; l'année suivante il publiait « Marcel, Premier dialogue de la Cité harmonieuse ». Il s'engagea dans la défense de Dreyfus ; il était alors le compagnon de Jaurès dont il se détacherait dès 1900. Il fonda à cette époque ses « Cahiers de la Quinzaine ». En 1905, après l'affaire de Tanger, il publiait « Notre Patrie ».
Dès 1900, il fit la redécouverte du christianisme avec « Athée de tous les dieux » qu'il complèterait en 1910 par « Le Mystère de la charité de Jeanne d'Arc », ouvrage salué par Barrès et Gide. Le christianisme de Péguy ne s'oppose pas à son socialisme ; au contraire il donne sens à son combat contre le mal universel. Sa Jeanne d'Arc fut tout de suite récupérée par l'Action française et les catholiques militants de la « Revue hebdomadaire ». Péguy opposait mystique et politique ; la mystique consistant à se dévouer pour la cause, la politique à s'en servir. Il manifesta son hostilité à la politique anticléricale de Combes. Il s'insurgeait contre les intellectuels et les politiques, Lavisse et Jaurès en particulier, accusés d'abandonner la défense de la France au nom d'un idéalisme pacifiste illusoire.
En 1911, Péguy publiait « Le Porche du mystère de la deuxième vertu » (l'Espérance) En 1912 il faisait son pèlerinage à Chartres et en 1913 il publiait « La Tapisserie de Notre-Dame » ; le 5septembre 1914 il était tué à la tête de sa section.
Péguy refusait la perspective d'« une république socialiste gouvernementale » et qu'une certaine conception de la laïcité fasse de l'athéisme « une métaphysique d'État ». Pour lui le christianisme avait perdu le sens des valeurs évangéliques, qu'il fallait lui rendre. Il approuva la séparation de l'Église et de l'État, qui rendrait à l'Église sa vertu, en l'obligeant à la pauvreté et à l'indépendance. Jésus étant venu dans le monde vivre la vie du monde, le christianisme se caractérise donc par l'interpénétration du temporel et du divin. La Passion du Christ donne sens à la mort et aux souffrances humaines ; l'Espérance conduit le monde. En somme la condition à la fois humaine et divine du Christ définit le modèle qui inspire l'humanisme chrétien.
Jacques Maritain, (1882- 1965) est considéré comme un penseur de l'humanisme catholique ; il parle d'un humanisme de la transcendance et de la dignité transcendante de l'homme à opposer à « un humanisme anthropocentrique refermé sur lui-même et excluant Dieu ». Ami de Charles Péguy, Maritain s'est intéressé à la philosophie de Bergson et à Saint-Thomas d'Aquin. Protestant à l'origine, il se fit baptiser en 1906 avec pour parrain Léon Bloy, un admirateur passionné de Maurras. Léon Bloy, dans la dernière décennie du 19e siècle, exerça une forte influence sur Jacques Maritain. Critique et polémiste violent, il fut aussi un romancier pour qui, tout dans le monde est image et « signifie » ; sa tentative est de « déchiffrer les signes », pour rendre sensible la présence du mystère.
Parmi les cinquante cinq ouvrages publiés par Maritain nous retiendrons : « De la philosophie chrétienne » en 1933, l'« Humanisme intégral » en 1936, « Court Traité de l'existence et de l'existant » en 1947 et « Carnet de notes » en 1965. Jacques Maritain est venu à l'Action française par le thomisme ; il devait rompre en 1926 avec Charles Maurras après sa condamnation par le pape.
Des penseurs comme Péguy, Léon Bloy et Maritain, alliaient leur conception chrétienne de l'humanisme avec des idées politiques ; ils furent proches de Maurras et de l'Action française elle-même constituée essentiellement par des catholiques militants, bien que Maurras lui-même fût agnostique.
Charles Maurras fut d'abord journaliste à la très royaliste « Gazette de France », puis à « L'Action Française ». Ses idées faisaient la synthèse du nationalisme avec la tradition contre-révolutionnaire des Maistre, Bonald et autres. On retrouve chez lui la critique implacable des principes de 1789, de l'universalité des droits et de la démocratie, ainsi que la volonté de fonder la politique sur les traditions léguées par l'histoire nationale. Il inventa la distinction entre pays légal et pays réel et il voulait restaurer la confiance dans les communautés naturelles que sont la famille, la région et le métier. Sous l'influence d'Auguste Comte, il croyait à « l'empirisme organisateur » et comme Taine, il voyait dans le jacobinisme « le chef-d'œuvre de la raison pure et de la déraison pratique ». Il s'opposait catégoriquement au nationalisme de Michelet, celui des soldats de l'An II et de Valmy. Pour lui, le vrai nationalisme ne pouvait être que royaliste.
Il influença des hommes comme Léon Daudet, Brasillach, Bernanos, Pierre Gaxotte, Jacques Maritain, Thierry Maulnier, Maurice Barrès, Henri Bordeaux, Jacques Bainville, Paul Bourget... Certains s'éloignèrent de lui après la publication du « Venin juif de l'Évangile » en raison de son antisémitisme raciste. Les adhérents et les lecteurs de la revue « L'Action Française » étaient essentiellement des catholiques pratiquants. Malgré la proclamation de son respect pour l'Église, son agnosticisme valut à Maurras en 1926 une condamnation de Rome.
Maurras plaça l'Action française au cœur des ligues antirépublicaines ; et le 6 février 1934, l'Action française et les Camelots du Roi étaient à la pointe de l'agitation antiparlementaire. Mais les hésitations de Maurras quant à l'exécution d'un coup de force, détournèrent par la suite de l'Action française ses compagnons les plus ardents, qui se tournèrent vers les Croix-de-Feu.
En 1934, Maurras était emprisonné pour avoir proféré des menaces de mort à l'encontre des parlementaires ayant voté des sanctions contre Mussolini à l'occasion de sa guerre d'Éthiopie. En 1937, la rupture avec le comte de Paris porta un nouveau coup à l'Action française qui perdit encore des adhérents. Cependant Maurras était reçu l'année suivante à l'Académie française, et en 1939, après ses articles sur la guerre d'Espagne Pie XII abrogeait la condamnation prononcée par son prédécesseur.
À la veille de la 2e Guerre Mondiale L'Action Française dénonçait la complicité de la République avec la « conspiration judéo-maçonnique ». Maurras attribuait l'effondrement de 1940 à soixante-dix ans de démocratie et proclamait : « Avec Pétain, nous sortirons du tunnel de 1789 ». Il accueillit avec enthousiasme la Révolution Nationale et la devise « Travail, Famille, Patrie ». L'Action Française continuerait de paraître jusqu'en août 1944, fulminant contre les gaullistes, les démocrates chrétiens, les juifs et les francs-maçons.
Arrêté en septembre 1944, Maurras fut condamné à perpétuité, cependant il poursuivit son œuvre politique publiant des ouvrages jusqu'en 1952, date de sa mort. Ses fidèles continuèrent avec persévérance à dénoncer les horreurs de la Résistance et les crimes de l'épuration, ils ne pardonnèrent jamais à de Gaulle la condamnation de Maurras.
Emmanuel Mounier[3] (1905-1950) consacra son premier essai, en 1931, à « La Pensée de Charles Péguy ». Convaincu, après la crise de 1929 que le monde allait à la catastrophe, il voulut procéder à une révision radicale de ses valeurs et de ses principes. Sa pensée, relayée par la revue « Esprit » qu'il avait fondée en 1932, prit le nom de « personnalisme communautaire ». Catholique fervent, Mounier s'indignait que le spirituel se soit solidarisé avec le « désordre établi ».
Il voulait « refaire la Renaissance », c'est-à-dire reconstruire un humanisme, intégrant les données de l'histoire et les sciences de l'homme, dont l'axe serait la personne. Sa thèse était que, par opposition à l'individu, la personne est engagée dès sa naissance dans une communauté. Alors que l'individu est l'élément d'une masse, la personne est un sujet créateur ouvert sur la transcendance. Par la négation de son individualité, la personne s'ouvre à sa communauté et à l'univers.
Mounier a mené une lutte constante contre « la liaison du spirituel et du réactionnaire », il a manifesté son opposition au franquisme et fait campagne pour une « laïcité pluraliste » à l'école. Au nom de l'« Évangile des pauvres », il a initié une contestation qui devait conduire à Vatican II. Il essaya de pousser les communistes à un « marxisme ouvert » : « Contre Marx nous affirmons qu'il n'y a de civilisation et de culture humaine que métaphysiquement orientées », disait-il. Il est mort en 1950 avant d'avoir achevé la construction de son personnalisme.
Scientifique reconnu, Teilhard de Chardin a professé un « trans-christianisme » avec son Christ cosmique, placé dans une perspective évolutionniste ; à ce titre il est considéré comme un maître de l'humanisme chrétien.
Philosophe de renom, Maurice Merleau-Ponty (1908-1961), qui a représenté un moment essentiel de la phénoménologie, n'a jamais renoncé à un anthropomorphisme philosophique. Mais pour lui, la phénoménologie, c'est d'abord le désaveu de la science. Dans « La Structure du comportement » il analyse la forme caractérisant le comportement humain qui, pour lui, est à décrire comme une manière de transcendance.
Romancier prolifique, Julien Green (1900-1998), peut aussi être qualifié d'humaniste chrétien. Américain né à Paris, il est un écrivain français qui n'a cessé de scruter dans ses ouvrages le mystère du mal et d'interroger sa puissance d'envoûtement. Après avoir renoncé un moment à la pratique religieuse, tout en conservant le besoin du divin, il fit son retour à l'Église en 1939. Il fut un ami de Maritain, mais refusa cependant toujours de s'engager aux côtés des écrivains catholiques. En 1983 il publiait « Frère François », une biographie détaillée de saint François d'Assise, l'homme qu'il avait toujours le plus admiré, disait-il.
Au total, l'humanisme chrétien se veut conforme à l'esprit de l'enseignement du Christ traduit par les Évangiles, il apparaît comme une attention bienveillante portée à la condition humaine et aux difficultés de l'homme pour maîtriser sa vie. Mais la philosophie de l'humanisme chrétien consiste surtout dans un inlassable effort pour passer, grâce à la Parole, à la fois logos divin et marque spécifique de l'homme, du visible à l'invisible, d'une religion de la lettre au pur christianisme « en esprit et en vérité » ; c'est-à-dire : à considérer que l'homme ayant le privilège de pouvoir entrer en communion d'esprit dans l'invisible avec l'Auteur de la Parole, il peut et doit trouver, « inspiré par la transcendance et dans l'Espérance », les voies du bien de l'humanité.
Or l'humanisme philosophique consiste à faire de l'homme un principe premier donnant sens et valeur à toute chose. Il a la prétention de tout ramener à la dimension humaine et à des valeurs universellement valables, pour tout être humain ; en cela il se donne une mission civilisatrice. L'humanisme est apparu au moment où l'homme a pris conscience des possibilités qu'il possède, de prendre en main son destin et d'assumer sa condition.
En toute rigueur, un humanisme philosophique ne peut être qu'indépendant de tout recours à la transcendance. Il faut choisir entre ces deux propositions : ou-bien « l'homme est la mesure de toute chose », ou-bien « la divinité est la mesure de toute chose ». L'idée qui consiste à faire de l'homme le relais en ce monde du pouvoir et de l'autorité d'une divinité transcendante, ne correspond pas du tout à la révolution humaniste, qui est avant tout une émancipation de l'homme. Car la Parole divine en effet, n'est jamais manifestée que dans l'imagination, quand ce n'est pas dans les commandements d'une autorité religieuse prétendant seule la détenir. On voit bien que les interprétations de la Parole par les religieux sont diverses et que d'autre part les religions tendent à subordonner la vie à des superstitions entrainant l'être humain à des comportements irrationnels, voire à des violences, contraires à la recherche d'une vie heureuse. En toute rigueur l'humanisme émancipateur doit considérer que si commandement de la divinité il y a, c'est à chaque individu d'en juger, pour lui-même, au fond de sa conscience. En conséquence la règle de vie commune, découlant d'une philosophie humaniste, se doit d'être indépendante de toute référence à autre chose que le bien de l'être humain et le bien de l'humanité, et notamment exclusive de tout rapport à quelque valeur transcendante que ce soit. Il ne peut pas y avoir d'humanisme chrétien, pas plus que d'humanisme musulman, juif, bouddhiste, hindouiste, scientologue, témoin de Jéhovah ou autre ; pas plus que d'humanisme athée ou marxiste... Il faut penser l'humanisme pour tous les humains, quelles que soient leurs diversités culturelles, comme une doctrine du vivre bien, ensemble et dans la paix.
[1] Encyclopaedia Universalis, art. More.
[2] Encyclopaedia Universalis, art. Caravage.
[3] Voir Encyclopaedia Universalis, article Mounier, de Jean-Marie Domenach.