Pic de la Mirandole a été, l’un des premiers à poser les bases de l’humanisme. Auprès de Marsile Ficin et sous la protection de Laurent le Magnifique, il fut l’un des plus actifs collaborateurs de l’académie platonicienne de Florence. Il a tenté de concilier la théologie avec la philosophie, la scolastique avec l’humanisme. En 1486 il lançait son fameux défi à tous les savants, pour une controverse sur ses neuf cents thèses[2] : « L’homme ne naît pas homme, il le devient ! » C’est là, pour un humaniste de la Renaissance, que se situe la dignité de l’Homme.
Au 21ème siècle, ce jugement reste au fondement de la notion de dignité humaine. L’être humain doit être considéré à partir de sa liberté d’être et d’évoluer selon son choix. La liberté de l’individu c’est son autonomie, le fait de n’être soumis à aucune puissance extérieure dont il ne puisse se libérer, de n’être soumis à aucune autorité autre que librement acceptée. Sa dignité c’est aussi son droit d’accéder à plus d’humanité, de devenir vraiment humain par la culture. Ainsi, pour commencer, nous poserons en principe que la dignité de l’être humain est liée au respect de la liberté de l’individu et à son droit à la culture par l’éducation.
La notion de dignité est-elle relative, dépendante des usages et coutumes de chaque culture particulière ? Il est vrai que chaque culture privilégie des modes de comportement, qui seront là considérés comme honorables, et rejette d’autres manières jugées déshonorantes. Toutefois dans un monde qui s’unifie, où les déplacements de plus en plus faciles se font plus nombreux et où les cultures se mélangent, il est indispensable d’avoir une conception de la dignité humaine acceptable universellement.
Cette idée d’une dignité de l’être humain indépendante des particularismes culturels figure dans la déclaration universelle des droits de l’Homme, qui stipule dans son article 1er : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité. » La suite du texte donne en 30 articles les conditions auxquelles cette égalité en dignité est soumise. On peut ainsi dire que la première définition universelle de la dignité réside dans le respect des droits énoncés par cette déclaration. Toute atteinte aux droits universels de l’individu est une atteinte à sa dignité.
Dans son acception courante, la dignité de la personne humaine se mesure au respect qu’elle s’accorde à elle-même et qu’elle mérite recevoir de l’autre. Elle est liée au principe qui veut que l’être humain ne soit jamais traité comme un moyen, mais toujours comme une fin en soi. Certains attachent le respect du à la dignité de la personne humaine au fait que l’on verrait Dieu en elle, ou à travers elle. Mais on a le droit de n’être pas croyant. La dignité, si l’on n’est pas croyant, est alors attachée à la considération due à l’universel humain, que tout être humain porte en lui et qui le distingue de tous les autres animaux. Ceci, quel que soit ce qui le caractérise et le différencie de ses semblables. Chaque Autre être humain est mon Semblable en humanité. Il mérite en cette qualité mon respect de sa dignité.
En résumé, la dignité de l’être humain réside en premier lieu dans sa liberté, c'est-à-dire son indépendance, sa possibilité de ne dépendre d’aucune contrainte qu’il n’aurait pas choisi d’accepter. Cette liberté est à considérer au regard de sa conscience, de ses pensées, de son expression et de ses mouvements. Son autonomie est alors caractérisée par le fait de n’être soumis à aucune autorité non acceptée librement. Dans ces conditions sa dignité d’être humain exige de lui une conduite raisonnée et la maîtrise de sa vie et de ses actes, entraînant sa responsabilité au regard de sa conscience, vis-à-vis de lui-même comme vis-à-vis de ses semblables et de son environnement. Les critères de jugement de sa conscience sont ceux qu’il doit acquérir par une éducation à la culture humaniste qu’il a le devoir de choisir et de développer tout au long de sa vie.
La dignité est à la fois ce qui justifie l’amour-propre, la considération que l’on a pour soi-même, et aussi ce que l’autre doit respecter, ce à quoi personne ne doit porter atteinte. La dignité de soi exige une conduite et des attitudes respectables. Elle part du respect de soi-même et se manifeste par un comportement réservé, retenu, noble, courageux ; en résumé, la dignité est liée à la maîtrise de soi.
Pour les autres, ma dignité, c’est ce à quoi nul ne doit porter atteinte.
Respecter la dignité de l’autre, c’est s’interdire de le diffamer, de l’avilir de le déshonorer et surtout s’interdire d’attenter à sa personne, physique, psychique, et intellectuelle.
Pour se rapprocher de la réalité quotidienne des rapports humains, on remarquera que la dignité de l’être humain peut dépendre de sa situation dans les divers domaines qui touchent son existence, notamment au regard du sociétal, de l’économique et du politique.
La question du respect de la dignité humaine se pose en particulier dans les actions conduites par la force publique, pour la sécurité et la défense de ses citoyens, dans une société qui se veut civilisée. En France, la presse, les média, se font fréquemment l’écho d’inquiétudes de l’opinion publique, relativement au respect de la dignité humaine dans les domaines qui touchent ces questions de défense et de sécurité :
Recherche et identification des menaces par les organes de renseignement ;
Répression de la délinquance ;
Maintien et rétablissement de l’ordre public ;
Réduction des menaces intérieures ;
Actions de force contre les menaces extérieures.
Dans toutes ces actions il y a un double danger de détérioration de la dignité humaine. Les agents de l’autorité, agissant dans ces domaines de la défense et de la sécurité, seuls en principe habilités à procéder à des investigations sur les personnes et à user de la force, voire de la violence, pour contraindre les citoyens à l’obéissance aux lois, peuvent par leur zèle, leur recherche d’efficacité, et parfois par des motivations plus troubles tenant aux côtés obscurs de leur psychisme, être entrainés à commettre des actes portant atteinte à la dignité humaine de celui qu’ils ont identifié comme un ennemi, ou simplement suspect de l’être. Pour éviter ces dérapages, il est indispensable que leur activité reste placée sous le contrôle d’une autorité chargée d’assurer la légalité de la conduite de ces activités.
Il faut noter là que des dérapages du même ordre, même sans être de la même gravité mais portant atteinte à la dignité des citoyens, peuvent se produire dans tous les domaines où un détenteur de l’autorité serait tenté d’en abuser. C’est le rôle d’une justice indépendante de veiller au respect des droits inaliénables de l’être humain tels qu’ils sont définis par la déclaration des droits de l’homme.
Mais tout cela n’est bien sûr valable qu’à la condition que le pouvoir politique exerçant l’autorité soit celui d’une démocratie, organisée selon le principe de la séparation des pouvoirs, dotée d’un justice indépendante, de lois humanistes, et décidée à les faire respecter. Quand l’action est conduite sous l’autorité d’un pouvoir plus ou moins dictatorial peu soucieux d’humanisme, ou même quand un pouvoir démocratique se sentant aux abois se relâche sur les principes, les agents de l’autorité chargés de l’action de sécurité et de défense, peuvent être entrainés à employer des moyens contraires à la dignité humaine, voire en recevoir l’ordre. (Il suffit de se remémorer les conditions établies sous le régime de Vichy au cours de la 2ème Guerre Mondiale.) C’est alors au respect de sa propre dignité que l’exécutant, agent de l’autorité, est confronté… Il est alors du devoir de chaque individu de se conduire de façon courageuse en refusant d’attenter à la dignité humaine et si nécessaire de refuser d’obéir à des ordres contraires.
En bref il faut reconnaître là un devoir de résistance.
Toutefois il ne faut pas négliger les faiblesses humaines qui, dans cette situation, retiendront le plus grand nombre devant le courage nécessaire à l’accomplissement d’un tel devoir. Tout d’abord comme l’explique La Boétie dans son traité de « La servitude volontaire », tous « ceux qui sont tachés d’une ardente ambition et d’une notable cupidité » se mettent au service du pouvoir « pour avoir part au butin ». Enfin il y a devant le danger, pour survivre, pour protéger les siens, cette forte tentation de se soumettre, de se résigner, d’obéir…
Ces conduites de soumission seront d’autant plus fréquentes et considérées comme normales, qu’elles seront ancrées dans les conduites individuelles par l’éducation reçue et les normes en vigueur dans la culture ambiante. Pour que les citoyens aient le réflexe du respect de la dignité humaine et l’idée de résister, ne serait-ce que passivement, il faut que l’éducation qu’ils ont reçue les y ait préparés et que la culture dans laquelle ils vivent compte la dignité humaine parmi ses valeurs capitales. Il semble bien que la condition essentielle d’une attitude de respect de la dignité humaine soit la diffusion, par l’éducation, d’une culture humaniste dans une société assurant la liberté absolue de conscience.
Claude J. DELBOS
[2] Cité par Jean-Claude Margolin, Encyclopaedia Universalis, article : Pic de la Mirandole.
[3] Étienne de La Boétie, « La Servitude Volontaire » arléa, « retour aux grands textes ».