Qu’est-ce que la spiritualité ? Prenons pour définition générale que la spiritualité est la vie ou l’activité de l’esprit. Il s’ensuit évidemment que la nature de la spiritualité découle de la nature de l’esprit. C’est donc par là que nous commencerons : Quelle est la nature de l’esprit ?
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Le mot esprit désigne le principe de la vie incorporelle de l’homme et l’inspiration provenant de Dieu, le souffle vital, « le principe qui fait être », compris comme immatériel et substance incorporelle. Par extension, tout être incorporel, supposé vivre en dehors du monde matériel, est qualifié d’esprit. Dieu lui-même est pur esprit. Quant à l’esprit humain, il serait à la fois : le siège de la pensée et de la vie intellectuelle, et aussi le lieu des influences “ surnaturelles ”. Depuis qu’il pense, l’être humain s’est imaginé qu’une chose immatérielle, le siège de sa pensée, la partie supérieure de son âme, son esprit, pourrait peut-être échapper à la destruction et poursuivre au-delà de la mort son existence, ailleurs et autrement ? L’esprit constituerait la véritable personne humaine. Il aurait sa vie propre et devrait préparer sa vie éternelle. Cela en gouvernant le corps et en réglant la vie matérielle dans le sens des volontés divines. La spiritualité, qui qualifie la vie de l’esprit, aurait ainsi pour fonction, d’assurer la réalisation de l’Espérance d’une immortalité heureuse
Les philosophes, depuis l’antiquité, ont exercé leur raisonnement, sur ce problème de la nature de l’âme ou de l’esprit, et de la survie de l’esprit après la mort.
- Pour Platon l’individu n’est qu’une âme, provisoirement installée dans le corps d’un être, conçu comme un microcosme, un modèle réduit de l’univers ; l’univers lui-même étant doté d’une âme et d’un corps. Le démiurge, au commencement, aurait distribué les âmes parmi les astres dans le ciel, et leur aurait édicté les lois de la destinée. Ces âmes seraient appelées à une existence cyclique alternant une vie dans un corps et un séjour hors du monde matériel. Selon Platon, père de l’idéalisme, l’être humain possèderait une âme immortelle, venant du ciel et appelée à y retourner. Ce n’est là qu’une expression philosophique du point de vue religieux.
- Épicure opposa à Platon sa philosophie de la recherche du bonheur de l’être humain. Il s’est insurgé contre les chaînes de la religion et de la superstition. Pour lui, l’âme et l’esprit sont corporels, et l’âme meurt en même temps que le corps. Il est le véritable père du matérialisme. Montaigne, les libertins du 17ème siècle et Voltaire, furent influencés par le poème « De la Nature », ce manifeste de l’épicurisme matérialiste écrit par Lucrèce, le vulgarisateur romain d’Epicure.
- Les Stoïciens, de Zénon à Marc-Aurèle, par leur philosophie à la fois doctrine et style de vie, ont exercé en Occident une grande influence sur la morale. Les trois parties de la philosophie stoïcienne, la physique, la morale et la logique, s’articulent autour d’un même principe : le logos. Le logos pénètre les phénomènes de la nature, détermine la rectitude de la conduite et assure la cohérence du discours. Le logos, qui signifie à la fois la raison et la parole, peut être compris comme le verbe de Dieu. Les stoïciens ne répudient donc pas la divinité, même si leur physique est matérialiste. Pour Marc Aurèle, il existerait une matière première dont toutes les matières particulières ne seraient que les diverses manifestations. De même il existerait une Âme première dont toutes les âmes particulières seraient des manifestations. Et c’est l’âme répandue dans la matière qui l’aurait organisée. Sur la mortalité de l’âme il dit : « De même qu’ici-bas les corps se dissolvent, de même les âmes se dispersent et s’enflamment, reprises dans la raison génératrice du Tout. »
- Descartes, à partir du constat que je suis la chose qui pense, en déduit que Dieu existe et que l’âme n’est pas dans le corps. L’être humain est selon lui l’union temporaire de deux substances : l’une spirituelle et l’autre matérielle. Après Platon, c’est une autre expression de la conception duale du monde et de l’être humain.
- Spinoza, qui a choisi sa famille spirituelle du côté du stoïcisme, a tout de suite contesté le dualisme de Descartes. Il fut qualifié en son temps de matérialiste athée, et chassé de la synagogue. Pour Spinoza, la substance est unique, ses deux modes étant la pensée et l’étendue. L’homme et l’Être sont dans l’unité. Dieu est consubstantiel à la nature des choses. Il est cause immanente agissant de l’intérieur. Contre l’affirmation de Descartes, qui veut que l’âme et le corps soient deux substances distinctes et séparées, Spinoza définit Dieu comme la substance unique. Et il affirme que le spirituel ne se détache pas du corporel, ruinant par là l’Espérance religieuse d’une survie de la personne, dans la substance immatérielle que serait l’esprit. Jusqu’à nos jours le débat se perpétue, entre spiritualistes et matérialistes.
Ainsi, suivant l’idée que l’on se fait de la nature humaine ; soit que l’on pense qu’elle est duale et comporte un esprit immortel ; ou bien que l’on soit moniste, considérant que l’esprit est une manifestation de la vie qui s’éteint avec la mort, alors la spiritualité change de signification.
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Comment faut-il concevoir la spiritualité ? Quelle orientation donner à la vie de l’esprit ? C'est-à-dire à l’activité de la chose qui pense. S’agit-il de préparer la survie de l’âme, en cultivant les vertus susceptibles de la rapprocher de Dieu ? Ou bien seulement, de cultiver au plus haut point toutes les fonctions de l’esprit humain ?
L’activité de la chose qui pense peut être vue différemment, en fonction de l’objet auquel s’applique la pensée. En gros on peut considérer que lorsque la pensée s’applique à comprendre la Nature, et la nature physique des choses, il s’agit d’une activité intellectuelle qui doit obéir aux règles de la raison et de la science. En général dans ce cas on ne parle pas de spiritualité. Par contre, quand la pensée cherche à se former une conception de choses qui échappent au raisonnement et à la science, quand elle cherche des réponses aux questions métaphysiques, quand au-delà du : « Comment ce monde fonctionne-t-il ? », elle essaie d’apporter des réponses à : « Pourquoi les choses sont-elles ainsi ? » « Quel est le sens de la vie ? » « Comment faut-il se conduire ? »… C’est alors que l’on parle de spiritualité. Et c’est à ces questions que les religions, traditionnellement, donnent des réponses.
Le prêt à penser religieux, qui est en général tranquillisant, peut, en effet fournir des réponses aux questions angoissantes, suscitées par la réflexion sur les problèmes métaphysiques. Mais certains individus veulent se faire une conviction personnelle. Considérant que la faculté de penser ne se délègue pas, ils cherchent par eux-mêmes une sorte d’intuition. Ce qui n’exclut d’ailleurs pas de trouver une convergence avec une religion. La recherche de cette intuition, répondant aux questions métaphysiques, est véritablement la spiritualité. Elle ne peut aboutir que par l’effet d’une inspiration. Question : d’où peut bien provenir cette inspiration ? Certains pensent qu’elle provient de l’extérieur, c'est-à-dire pour simplifier : du ciel ; qu’elle est du domaine de la transcendance. D’autres considèreront qu’elle vient de l’intérieur, qu’elle émane de la synthèse des connaissances, justes ou fausses, conscientes ou inconscientes, accumulées au long de la vie dans la nature de l’être ; qu’elle est du domaine de l’immanence.
En résumé : Notons que la spiritualité est l’activité de l’esprit appliquée aux questions métaphysiques et que les modes de vie, la nourriture, l’habillement, la vie matérielle, s’ils peuvent s’en inspirer ne sont pas de la spiritualité. Enfin, la spiritualité ne peut aboutir qu’à des convictions, religieuses ou personnelles ; elle ne peut pas produire de certitudes valant vérité. On voit bien que les convictions proposées par les religions sont diverses, et que l’assimilation de la conviction à la vérité, conduit à la guerre des religions ; d’où l’idée de préconiser une spiritualité laïque.
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Pour se faire une idée de ce que pourrait être une conception laïque de la spiritualité, il est nécessaire de préciser ce que devrait être la laïcité. Voici comment on peut caractériser la laïcité : Il s’agit d’éliminer le religieux de tout ce qui est du ressort des règles politiques de la vie publique ; cela dans une société où les citoyens sont libres de leurs choix métaphysiques, c'est-à-dire de leur spiritualité, leur liberté de conscience étant garantie, et où ils sont libres de pratiquer dans leur vie privée ou associative la religion de leur choix ou de n’en pratiquer aucune. Dans ces conditions, que peut être une conception laïque de la spiritualité ? Nous avons dit que la spiritualité est l’activité de l’esprit appliquée aux questions métaphysiques, qu’elle ne peut pas produire de certitudes et ne peut aboutir qu’à des convictions ; des convictions qui peuvent être empruntées à une religion, ou bien élaborées par une réflexion personnelle. Comme aucune conviction métaphysique ne peut être assimilée à la vérité, une société laïque fera respecter la liberté absolue de conscience, qui permet à chacun de conduire sa vie privée selon ses convictions. Le premier niveau d’une conception laïque de la spiritualité, consiste donc dans la reconnaissance et la tolérance de la liberté absolue de conscience.
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Mais ceci ne répond pas à la question de savoir s’il est possible d’avoir une spiritualité et une moralité sans religion, voire une spiritualité et de la moralité quand on est matérialiste et athée. C’est là le problème. Et c’est l’arrière-pensée qui est généralement sous entendue dans la question : Une spiritualité laïque est-elle possible ?
Nous pouvons distinguer divers degrés de spiritualité. Le premier consiste à assimiler et faire siens les enseignements d’une religion et de ses dogmes. Le deuxième consiste à aller au-delà de l’enseignement religieux en pensant pouvoir établir par soi-même un contact avec la puissance divine, au même titre que les prophètes ou les grands prêtres. C’est la démarche mystique. Une troisième forme de spiritualité consiste à se construire une conviction personnelle et un mysticisme, par une démarche gnostique, ou en inventant sa propre religion. Mais dans ces trois degrés de spiritualité, la démarche part d’une même présupposition : celle de la transcendance ; de la possibilité de communiquer avec un monde de l’esprit où se tiendrait la divinité ; un monde transcendant, différent et séparé du monde de la matière.
Cependant, depuis l’antiquité, des hommes ont douté de l’existence d’une transcendance. Des philosophes, nous l’avons vu, ont pensé que « le principe qui fait être » est immanent ; qu’il anime la matière et la nature, de l’intérieur. Hermès Trismégiste, parlait de « Dieu ma Pensée » ; et pendant des siècles les alchimistes, que l’on appelait alors les philosophes, cherchaient « dans la matière » l’esprit, le principe qui leur donnerait la Pierre philosophale. Pour le matérialiste l’esprit, non seulement serait dans la matière, mais il émanerait de la matière. Le matérialiste considère que le supérieur naît de l’inférieur. Sa réflexion philosophique conduit sa pensée, par un mouvement ascendant, à expliquer le supérieur par l’inférieur. Pour lui, la pensée et l’esprit, sont l’expression de l’homme neuronal. Il n’y a pas d’esprit immatériel séparable du corps.
Pour l’athée, l’élément fondamental de la sagesse est l’acceptation du désespoir ; comprendre : la non-espérance, l’acceptation d’une destinée éphémère, excluant toute idée de survie et de surnaturel. Pour l’athée matérialiste, il faut alors accepter de n’être plus rien après la mort. Et cela pour l’éternité. Pour lui, rien n’est à attendre, tout est à vivre comme le dit Comte-Sponville. À l’exemple des stoïciens le matérialiste ne désire pas autre chose, que ce qu’il peut par lui-même. Dans ces conditions, et donc sans Dieu, est-il possible d’avoir une spiritualité ?
L’esprit de l’athée peut s’exprimer par la réflexion philosophique. Il met en évidence le primat du raisonné sur le spontané. Il n’admet aucun dogme, car il considère que la fonction de penser ne se délègue pas. Il découvre que la morale n’a pas besoin de la religion, car il considère l’humanisme comme le fondement de la morale ; l’homme étant là le principe et la valeur. Se refusant à imaginer du surnaturel, sa réflexion philosophique laisse sans réponses les questions métaphysiques qui ne trouvent pas de solution dans l’étude de la Nature. Toutefois, si philosopher est le travail de l’esprit par excellence, il ne s’agit pas de faire de la philosophie comme on joue aux échecs, pour le plaisir que l’exercice donne à l’esprit. Pour le matérialiste athée, l’essentiel n’est pas de philosopher mais de parvenir à la sagesse.
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Le sage peut avoir une religion ou non. Il fait de la philosophie pour savoir comment conduire sa vie, et d’abord pour libérer son jugement de ses passions, pour comprendre que l’ordre du monde s’impose, contre ses désirs et ses illusions, et que l’on ne doit pas vouloir ce qui ne dépend pas de soi-même. Même dans le doute sur la nature de l’esprit, il est sage de considérer que si la mort est bien le terme de la vie, elle n’en est pas le but, et que le but de la vie, c’est de vivre, et de vivre dans le bien, pour son bonheur et le bonheur de l’humanité. La sagesse conçue comme la science de la vie, est alors une sagesse laïque ; et pour élaborer une morale laïque, le sage n’a besoin ni de la religion ni de l’athéisme. S’agit-il de spiritualité ?
Le sage prend d’abord connaissance de ce que la science lui enseigne sur la nature de l’homme, le fonctionnement de son cerveau et les ressorts biologiques de son esprit. Il lui reste à se demander comment il est possible, par une réflexion philosophique bien comprise, de cultiver l’esprit pour l’élever au niveau des questions métaphysiques et des fondements de la morale. Notre esprit nous présente une perception du monde et de nous-mêmes. Toutefois, cette perception ne se réduit pas aux données immédiates des sens, elle implique compréhension et jugement. La vertu qui consiste à construire sa vie au lieu de la subir, relève elle-même du jugement. Tout rapporter à son propre jugement, même les réponses aux questions métaphysiques, pour réaliser sa vocation d’être humain, c’est peut-être cela une spiritualité laïque ?
La religion motive le bien dans la vie par l’espérance, ou par la peur, de ce qui pourrait advenir après la mort. Elle oriente la vie de l’esprit, la spiritualité, vers une réflexion sur Dieu, et ses commandements inscrits par les religieux dans un dogme.
Le sage, qui considère que la faculté de penser ne se délègue pas, se contente de « penser par lui-même » sa destinée humaine, à partir de ses connaissances et de son intuition.
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Finalement, Si nous acceptons de définir la spiritualité comme l’activité de l’esprit appliquée aux questions métaphysiques, et si nous admettons qu’elle ne peut pas produire de certitudes, alors nous devons accepter comme une démarche de spiritualité toute réflexion de recherche, dans ce domaine de la métaphysique échappant à la certitude scientifique. Toute recherche métaphysique, même étrangère à quelque religion que ce soit, même athée et laissant sans réponse les questions les plus angoissantes, est de la spiritualité.
La laïcité, consistant à éliminer le religieux de la vie politique tout en garantissant la liberté de conscience, conduit logiquement à une conception laïque de la spiritualité. C'est-à-dire à laisser au citoyen le choix de sa propre spiritualité, et même, le droit de ne pas en avoir.
En outre, on peut qualifier de spiritualité laïque toute forme de réflexion sur les questions métaphysiques, indépendante des dogmes religieux ; que ce soit une réflexion à caractère gnostique, agnostique, ou même athée ; ou bien simplement : Une pensée qui étudie les problèmes posés par les questions métaphysiques en tenant compte de toutes les données établies par la science, pour s’en faire par intuition une conception hypothétique personnelle, sans chercher à l’ériger en vérité universelle. La qualification de spiritualité, est déterminée par la nature des questions qui occupent la pensée, et non par les réponses qui leur sont données. Le caractère laïque des réponses, est ici traduit par le « jugement » d’une conscience libre, « indépendante de toute religion ». Il s’agit alors de cultiver la sagesse et d’élaborer une morale laïque, à partir d’une éthique de vie fondée sur l’humanisme. Claude J. DELBOS